Paris, Bibliothèque nationale de France/Opéra national de Paris, 2021, 191 p., 39 euros.

Il est mort il y a cent ans, à 86 ans, l’année des Mariés de la tour Eiffel, du Roi David, de L’Homme et son désir, de Chout aussi… Autant d’œuvres bien éloignées de celles de Saint-Saëns, souvent brocardé comme un passéiste académique, à l’anti-wagnérisme aussi farouche que borné. Des clichés que ce centenaire pourrait balayer, notamment grâce à l’exposition « Saint-Saëns, un esprit libre », qui vient de s’ouvrir au palais Garnier – où l’on ne verra aucun opéra lui, pas plus qu’à Bastille, alors que ce devrait aller de soi. Et grâce à son catalogue, dirigée par sa commissaire, Marie-Gabrielle Soret, pour laquelle le compositeur de Samson et Dalila n’a pas de secret.

Plus qu’un catalogue d’ailleurs : une monographie à plusieurs mains, celles des meilleurs spécialistes de la question. Ils nous rappellent que le compositeur le plus officiel de la Troisième république, à laquelle il s’identifia et dont il devint l’ambassadeur musical et culturel, fut d’abord rangé parmi les jeunes loups de la modernité. La Société nationale de musique, au-delà de l’hostilité à l’Allemagne, ne fut-elle pas ensuite une entreprise de promotion de la jeune musique française ? Parallèlement, Saint-Saëns se passionnait pour les maîtres anciens et leur interprétation, qu’il souhaitait la plus authentique possible. Un « baroqueux » avant l’heure, en somme, membre de la Bach-Gesellschaft dès 1851, à seize ans… Celui qu’on assimila au kitsch de l’exotisme colonial n’avait-t-il pas aussi prédit que les modes orientaux allaient régénérer la musique occidentale ? Et sur bien des points, le « réactionnaire » que Debussy, Stravinski ou le cubisme hérissaient, anticipait les Six et le néoclassicisme des années 1920 – et le Ravel du Concerto en sol le proclamera son modèle... à côté de Mozart. L’interprète n’était pas moins « moderne » : au piano, le virtuose ne recourait que modérément à la pédale et se montrait assez avare du rubato – l’antithèse, en somme, de son ami Paderewski.

Très tôt également, il adopta le disque, qui le lui rendit bien – 418 œuvres enregistrées de son vivant, par lui-même et des interprètes aussi prestigieux que Caruso ou Marie Delna. Aujourd’hui, il capterait les improvisations de l’organiste, dont se délectaient les fidèles de la Madeleine. Peut-être trouverait-on sur Youtube des traces de son premier concert public avec orchestre où l’enfant prodige, déjà connu dans les salons, enchaînait un Concerto de Mozart et le Troisième de Beethoven, sans compter les solos. Ou de l’accueil hostile réservé en 1872 à La Princesse jaune, son premier opéra – ayant raté le prix de Rome, Saint-Saëns peinait, malgré ses succès sur l’estrade, à s’ouvrir les portes des théâtres lyriques et Samson et Dalila, créé par Liszt en 1877, attendit 1892 pour entrer au Palais Garnier, dont il accusait Massenet de lui barrer le chemin...

Voilà tout ce que nous disent, entre mille autres choses, nos douze plumes sur le compositeur prolifique (près de 700 opus !), qui, jusqu’à la fin, parcourut le monde, l’ancien ou le nouveau, partout acclamé, en quête du soleil d’Afrique du nord ou d’Europe du sud pour soigner sa phtisie ou composer en paix, curieux de tout, de peinture et d’astronomie, des plantes et des animaux, voyageant sous un faux nom de peur d’être reconnu. Oui, un esprit libre, beaucoup plus près de nous qu’il y paraît, dont on saura seulement tout ce qui est avéré – il serait vain d’attendre ici de croustillantes révélations sur la vie intime de Saint-Saëns, objet de toutes les rumeurs, qu’aucun témoignage, qu’aucune preuve ne viennent confirmer. Le catalogue est joliment, abondamment et pertinemment illustré. Une passionnante référence.

 
Didier van Moere