Texte établi, présenté et annoté par Peter Bloom, Paris, Vrin, collection MusicologieS, 2019, 912 p., 49 €


Depuis un demi-siècle, la stature de Berlioz écrivain n'a cessé de grandir à la faveur de la publication d'éditions critiques des Soirées de l'orchestre, des Grotesques de la musique, d'À travers chants, de la correspondance et de la Critique musicale. Dans le même temps, les Mémoires ont bénéficié de plusieurs rééditions dont celle procurée en 1991 par Pierre Citron. Cependant, une restitution scientifique de ce texte essentiel de la littérature du XIXe siècle manquait encore. Peter Bloom, l'un des plus éminents spécialistes actuels de Berlioz, vient de combler cette lacune d'une manière qu'il n'est pas exagéré de croire définitive. Car le travail considérable qu'il a accompli, s'il est savant, est conçu avant tout pour guider le lecteur dans le récit d'une grande aventure romantique où Berlioz, artiste voyageur, se hisse au rang de personnage légendaire. Une copieuse introduction, modèle de méthode, recourt à l'analyse génétique pour dénouer la complexité de l'élaboration du texte de ces Mémoires, images à l'appui. L'apparat critique, établi avec une érudition sans faille, abonde en informations inédites. Peter Bloom avoue lui-même que « les notes de bas de page et les variantes en fin de chapitre envahissent la lecture. » Mais il ajoute que, comparées aux roulades et aux fioritures que Berlioz critiquait tant chez les chanteurs, ces notes ont au moins l'avantage d'être silencieuses. Ce trait d'humour n'est pas le seul qui agrémente l'annotation d'un texte lui-même marqué au coin de l'ironie. Cela dit, le mémorialiste Berlioz ne rend pas la tâche facile à l'exégète, car sa position est paradoxale : d'un côté, il entend rectifier les inexactitudes des notices biographiques que ses contemporains lui ont consacrées ; de l'autre, il est convaincu que sa vie est un roman. Ceci laisse entendre que la fiction peut donner le change à la mémoire d'autant plus facilement qu'en matière d'autobiographie celui qui dit « je » est un autre, libre de réinventer sa vie de façon plus ou moins idéalisée. À l'annotateur de ne pas prendre au mot le narrateur. Peter Bloom évite systématiquement ce piège. Ses commentaires offrent à la prose si persuasive d'un Berlioz jouant en virtuose sur toute l'étendue de son clavier stylistique, la contre-épreuve généreuse d'une biographie vraie.

S'approprier un texte pour l'expliciter, est aussi l'occasion de réfléchir sur la nature de son contenu et sur sa forme. Ainsi Peter Bloom distingue-t-il dans le plan des Mémoires celui d'un « rondo littéraire » intégré dans l'architecture d'une forme cyclique. La remarque est originale. Elle suggère que ce qui rend l'écriture supportable à Berlioz, si enclin à se plaindre de devoir écrire par nécessité plus de mots que de notes de musique, est de pouvoir appliquer à l'acte littéraire une méthode proche de celle que requiert la composition musicale.

Les lecteurs de L'Avant-Scène Opéra, au gré des recensions qui ont été faites des volumes de la Critique musicale, ont pu mesurer la place primordiale que tenait le théâtre lyrique dans la carrière de Berlioz. La richesse documentaire de cette édition des Mémoires ressort particulièrement en qui concerne Benvenuto Cellini, Les Troyens, Béatrice et Bénédict sans oublier La Damnation de Faust si souvent muée en opéra. C'est l'occasion de noter que la reconnaissance de Berlioz comme compositeur dramatique s'est affirmée dans le même temps que s'imposait davantage la personnalité de l'écrivain.

Cette édition critique fait des Mémoires de Berlioz une passionnante nouveauté.


Joël-Marie Fauquet