Un problème historique, sémiologique et esthétique.
Paris, Christian Bourgois éditeur, 2015, 720 p.

Un peu plus de deux ans avant de publier Les Récits cachés de Richard Wagner (récemment recensés), Jean-Jacques Nattiez a fait paraître chez Christian Bourgois ce monumental Wagner antisémite. Monumental non seulement par le nombre de pages, mais surtout par l’ampleur d’une recherche qui, en plus de présenter un remarquable état des lieux sur la délicate et fort complexe question de la relation du compositeur au judaïsme, propose quelques nouvelles avenues de réflexion extrêmement stimulantes. Au confluent de la biographie, de la musicologie, de la philosophie, de la psychologie et bien sûr de l’histoire, cette étude pluridisciplinaire n’a rien d’une lecture rébarbative, car elle offre un « récit » (pour reprendre le mot de Nattiez) qui s’avère en définitive tout à fait palpitant.

Contrairement à certains wagnériens aussi éminents que Carl Dahlhaus, Martin Gregor-Dellin, Brian Magee, Curt von Westernhagen ou Dieter Borchmeyer qui ont atténué ou même nié l’antisémitisme de Wagner, l’auteur soutient que celui-ci est présent dans ses essais, ses livrets et sa musique. En ce sens, c’est de Marc A. Weiner, auteur de l’important Richard Wagner and the Anti-Semitic Imagination (1995) qu’il se rapproche le plus. Pour Nattiez, on ne peut dissocier l’auteur des textes théoriques et l’artiste qui écrit souvent de façon presque concomitante ses livrets et compose la musique de ses drames lyriques ; toutes ces facettes s’imbriquent et les essais peuvent fournir de précieuses clefs afin de mieux comprendre la dimension fortement antisémite du Vaisseau fantôme, du Ring, des Maîtres Chanteurs et de Parsifal.

Pour permettre au lecteur de juger par lui-même de la teneur des principaux écrits antisémites de Wagner, l’ouvrage comporte une importante annexe réunissant six textes traduits par la musicologue Marie-Hélène Benoit-Otis. Le premier est bien évidemment « Das Judentum in des Musik », paru d’abord en 1850 (sous pseudonyme), puis réédité en 1869. À la traduction habituelle « Le judaïsme dans la musique » et à la traduction récente d’Anne Quinchon (« La Juiverie dans la musique ») dans Wagner contre les Juifs (2012) de Pierre-André Taguieff, on a ici préféré « La judéité dans la musique », le terme « judéité » (forgé par Albert Memmi) n’étant pas limité au seul aspect religieux, mais désignant les « caractéristiques sociologiques, psychologiques et biologiques » (Memmi, Portrait d’un Juif, 1962) de l’identité juive. Si ce choix se justifie pleinement, on peut cependant douter qu’il supplante la traduction ancrée dans l’usage. Les autres textes en annexe sont « Qu’est-ce qui est allemand », « Lettre à Marie Mouchanoff », « Moderne », « Connais-toi toi-même » et « Héroïsme et christianisme ». En outre, le chapitre V (« Le “Grand Opéra” et la naissance de l’antisémitisme chez Wagner ») inclut un extrait substantiel de ce que Nattiez considère comme le premier texte antisémite de Wagner, « Pariser Fatalitäten für Deutsche » (1841), curieusement intitulé ici « Fatalités parisiennes pour les Allemands », auquel nous préférons nettement le titre « Infortunes parisiennes pour des Allemands » retenu dans le Dictionnaire encyclopédique Wagner (sous la direction de Timothée Picard, 2010).

Dans sa quête qui l’amène à traquer les traces de sentiments antijuifs, l’auteur remonte à l’enfance de Wagner et montre clairement que, en dépit de toutes les hypothèses relatives à Ludwig Geyer (second époux de sa mère), le compositeur n’avait aucune certitude absolue quant à l’identité réelle de son père et qu’il craignait peut-être d’avoir du sang juif. En ce qui regarde ses deux têtes de Turc dans « Das Judentum in des Musik » – Mendelssohn et Meyerbeer –, Nattiez met bien en relief les espoirs déçus du jeune compositeur qui en voulut grandement à ses illustres aînés de ne pas avoir contribué comme il le souhaitait à l’éclosion de son génie. En plus d’analyser avec beaucoup de finesse ce texte qu’il considère comme un « essai d’esthétique musicale » (p. 229), il nous fait prendre conscience que Wagner, en dénigrant l’aspect physique, la langue et la musique des Juifs, signe un des tout premiers textes « à faire la jonction entre le discours judéophobe en matière socio-économique [...] et le discours antisémite fondé sur les différences morphologiques et physiognomoniques des races » (p. 228). Plusieurs paragraphes sont enfin consacrés au sens et à la traduction du dernier mot du texte. À la fin de « La judéité dans la musique », Wagner écrit qu’une seule chose peut « assurer la rédemption de la malédiction qui pèse » (p. 586) sur les Juifs : « der Untergang ! » Plutôt que d’utiliser « anéantissement » ou « destruction », Nattiez préfère le mot « engloutissement », qui rend bien la nature polysémique du vocable allemand, établit un lien avec le finale du Vaisseau fantôme et renvoie à l’idée défendue par le compositeur : « l’autodéjudaïsation à laquelle Wagner exhorte les Juifs à œuvrer » (p. 214).

Une des grandes forces des chapitres passionnants consacrés aux opéras réside dans son examen minutieux des partitions et dans l’éclairage qu’il jette sur les citations de nombreux passages qui trouvent leur origine dans la musique juive, qu’elle soit de Mendelssohn, de Meyerbeer ou appartenant à la tradition religieuse. Preuve à l’appui, Nattiez nous convainc par exemple que la sérénade de Beckmesser, avec ses mélismes vocaux, est la caricature d’une musique de synagogue. Wagner fait d’ailleurs très souvent chanter le marqueur des Maîtres Chanteurs dans le suraigu, l’exposant à la stridence (voire aux défaillances) et évoquant les « gargouillements » et « geignements » qu’il associait aux Juifs. Un des interprètes célèbres du rôle à la fin du XIXe siècle fut d’ailleurs Fritz Friedrichs (et non Friedrich comme l’orthographie Nattiez), un chanteur à la technique pour le moins rudimentaire que Cosima engagea à partir de 1888 et qui disait sa partie plus qu’il ne la chantait véritablement. Ajoutons que, outre Beckmesser, Friedrichs chanta aussi à Bayreuth les rôles d’Alberich et de Klingsor, autres allégories de Juifs...

Les chapitres portant sur les années 1869-1883 voient Wagner rééditer « La judéité dans la musique » quelques mois à peine après la création des Maîtres Chanteurs, puis (alors que l’antisémitisme s’est considérablement accru depuis le krach boursier de 1873) refuser de signer une pétition antisémite en 1880 afin de ne pas s’aliéner la très importante frange juive de son public... Pendant ce temps il travaille à Parsifal, sublime chef-d’œuvre mais qui annonce « une ère nouvelle où l’hybridité des races a disparu » (p. 453), aboutissement logique du Crépuscule des dieux, qui s’achevait avec la promesse d’un retour à l’état de nature (p. 472). Par ailleurs, Nattiez insiste à juste titre sur le fait que Wagner situe le domaine des chevaliers du Graal à Montsalvat (apparenté au nord de l’Espagne gothique) et que le château de Klingsor regarde vers l’Espagne arabe, d’où il déduit que l’œuvre fait « allusion à l’entreprise d’expulsion des Juifs d’Espagne, décrétée en 1492 par l’Inquisition espagnole » (p. 446).

L’ouvrage se termine avec l’évocation de « L’ombre d’Hitler » puis avec la question « Peut-on encore jouer et écouter Wagner aujourd’hui ? », deux chapitres aux vues pénétrantes qui précisent bien, notamment, que les écrits antisémites du maître de Bayreuth exercèrent en somme une influence très limitée sur le nazisme, en rien comparable à La Genèse du XIXe siècle de Chamberlain. Un aperçu de quelques mises en scène emblématiques complète cette somme impressionnante, à laquelle on reprochera toutefois un certain nombre d’erreurs quelque peu gênantes. Dans le chapitre « Wagner et le mouvement antisémite des années 1870 », Nattiez répète à plusieurs reprises que Richard et Cosima sont à Bayreuth dès 1869, alors qu’ils ne quitteront Tribschen et ne s’installeront en Bavière qu’en avril 1872, avant d’emménager dans la villa Wahnfried en 1874. L’insurrection de Dresde eut lieu en 1849 et non en 1848 (p. 265), Le Vaisseau fantôme de Preetorius et Tietjen fut créé à l’été 1939 et non l’année précédente (p. 500). Le ténor Lauritz Melchior ne dirigea jamais à Bayreuth, comme le laisse entendre la page 524 et l’orthographe du personnage Gutrune (dans le Crépuscule des dieux) devient parfois Gudrun. À la page 170, Nattiez affirme que La Muette de Portici d’Auber totalisa 5050 représentations à Paris jusqu’en 1882, chiffre qu’il divise par cinq à la page 531. Dans les deux cas, il se révèle trop généreux, car la base de données Chronopéra, consacrée au répertoire de l’Opéra de Paris, indique plutôt 487 représentations. Enfin, il se trompe en faisant référence aux mises en scène du Ring « de Günther Schneider-Siemssen et Otto Schenk au Metropolitan Opera de New York, entre 1967 et 1972 » (p. 557). Ces années correspondent en fait à la création de la Tétralogie mise en scène par Karajan dans les décors de Schneider-Siemssen ; ce dernier collabora avec le metteur en scène Otto Schenk pour un autre Ring, créé celui-là de 1986 à 1988. Si ces quelques fautes ou imprécisions dénotent une relecture sans doute un peu hâtive, on aurait mauvaise grâce de leur accorder une importance démesurée et de ne pas reconnaître la très grande valeur d’un essai nuancé et très richement documenté.

L.B.