Arles, Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 237 p., 30 €

Auteur de Camille Saint-Saëns et le politique de 1870 à 1921 paru chez Vrin en 2014, Stéphane Leteuré s'intéresse dans cette nouvelle étude extrêmement bien documentée aux très nombreux voyages du compositeur de Samson et Dalila et, de façon plus générale, à son rapport à l'étranger. Dès l'âge de 21 ans, au moment de son premier séjour en Italie, et jusqu'à sa mort à Alger en 1921, le voyage devint en effet pour le musicien un véritable mode de vie, puisqu'il quitta la France à 179 reprises et visita pas moins de 27 pays. Si le climat parisien ne convenait guère à ses poumons fragiles et l'incita à passer bien des hivers en Afrique du Nord, ce n'est pas uniquement pour des raisons de santé, loin s'en faut, qu'il devient un artiste globe-trotter. Outre le besoin d'isolement et le désir de dépaysement qu'ils lui permettent d'assouvir, les voyages sont bien sûr indissociables de sa carrière musicale, à l'instar, par exemple, de Mozart, Berlioz ou Liszt. Mais il y a plus, comme le montre fort bien cet essai de « géopolitique musicale » : en travaillant au rayonnement international de sa musique, Saint-Saëns se considérait également en quelque sorte comme un ambassadeur de la culture française. Convaincu de la mission civilisatrice de la France, il souhaitait la faire triompher, et en particulier en Amérique, car il était persuadé que la culture se développe d'est en ouest.

Animé d'un tel état d'esprit, et en pleine époque coloniale du Maghreb, on comprendra aisément que le compositeur soit demeuré insensible à la condition des autochtones. Il ne cherche nullement à comprendre les populations locales et ne cultive aucun souci d'ethnomusicologie, se contentant de pratiquer un certain « vampirisme musical » qui vient enrichir son œuvre. Le relevé des emprunts des matériaux musicaux orientalisants fait d'ailleurs l'objet d'un tableau et de commentaires très éclairants. En Algérie, où il séjourne à 19 reprises, l'indigène est pour lui, en accord avec l'opinion commune de son temps, « un être secondaire » et parfois même « une opportunité sexuelle », sur qui il faut déverser généreusement les bienfaits de la civilisation et du modèle culturel français. C'est ce que traduit avec éloquence la Suite algérienne (1880), qui se termine par une Marche militaire française aux accents guerriers et que l'auditeur du XXIe siècle a bien peu l'occasion d'entendre en concert pour des raisons assez évidentes...

Le quatrième et dernier chapitre, consacré au « double rapport à l'Allemagne », est le plus susceptible de passionner l'amateur d'opéra. Stéphane Leteuré y retrace minutieusement le parcours de Saint-Saëns, « de l'attraction à la répulsion ». Fervent admirateur de Bach, dont il s'emploie à diffuser l'œuvre, il est aussi et surtout un intime de Wagner, dont il fréquente régulièrement le salon parisien (à partir de 1859) et qu'il retrouve notamment à la villa Wahnfried lors des deux premiers Festivals de Bayreuth, en 1876 et 1882. On apprend au passage que Saint-Saëns, dont la guerre franco-prussienne n'altéra en rien la germanophilie, fut un temps pressenti pour la création de L'Or du Rhin (1869) à Munich. C'est après la mort de Wagner que son attitude changea : dans l'introduction de son livre Harmonie et Mélodie (1885), il fait ressortir les points faibles dans l'œuvre du maître de Bayreuth et proclame « je n'ai jamais été, je ne suis pas, je ne serai jamais de la religion wagnérienne. » Dès lors, il s'oppose fermement à l'hégémonie wagnériste, veut faire interdire pendant la guerre toute musique allemande sur le territoire français et livre un combat acharné contre « la nature impérialiste de l'âme allemande ». À partir d'un sujet que l'on pourrait a priori juger un peu éloigné de la musicologie, Stéphane Leteuré réussit à nous convaincre du bien-fondé de sa démarche et enrichit notre connaissance d'un artiste qui aimait bien cultiver le secret sur sa vie privée, ce à quoi ont grandement contribué ses multiples voyages à l'étranger.

L.B.