Turnhout, Brepols, 2015-2017

A ceux qui ne le connaîtraient pas encore, on ne saurait que recommander le catalogue des éditions belges Brepols, riche d'une collection de volumes musicologiques remarquables, certains coédités avec les Pubblicazioni del Centro Studi Opera Omnia Luigi Boccherini (Lucca). Il s'agit d'ouvrages scientifiques - avec tout l'appareillage d'indexation, de notes de bas de page et d'annexes que cela suppose - et souvent plurilingues : les auteurs écrivent dans leur langue d'usage et les citations sont maintenues dans leur langue originale, le tout sans traduction. Mieux vaut donc être prévenu (et polyglotte) mais, si la barrière est franchie, la découverte est une récompense à la hauteur de l'effort consenti. Rappelons ici les deux récents volumes venus enrichir la collection « Mise en scène » dirigée par Roberto Illiano.

L'ouvrage dirigé en 2015 par Naomi Matsumoto, chanteuse et musicologue enseignant aujourd'hui à la Goldsmiths University de Londres, se plonge dans l'histoire de la mise en scène verdienne et wagnérienne. Ce recueil d'articles de fond, malgré la limite de l'exercice (chaque auteur développe son point de vue spécifique en fonction de ses domaines de recherche sans qu'une dialectique d'ensemble ne soit véritablement organisée), offrira plus de grain à moudre au wagnérolâtre qu'au verdianophile : le Germain se taille la part du lion dans les études réunies.

Le lecteur fera notamment son miel des recherches de Yaël Hêche (qui pointe la difficulté de saisir théâtralement la musique « mimétique », appelant de facto une synchronisation du geste scénique), de Matsumoto elle-même (sur le rôle novateur de Charles Marshall dans ses mises en scène verdiennes au Her Majesty's Theater), de Mathias Auclair (soulevant le paradoxe intéressant qu'un Wagner, qui apprécia les décorateurs parisiens chargés des créations françaises de ses œuvres, fit ensuite appel, à Bayreuth, à des artistes très académiques, bien éloignés des courants picturaux les plus modernistes de son temps, artistes qui contribuèrent à figer la représentation wagnérienne dans un certain kitsch), de Karine Boulanger (qui rappelle avec quelle impatience les directeurs d'opéra attendirent - ou pas... - que Parsifal tombât dans le domaine public pour pouvoir enfin contourner le veto de Cosima) ou de Claire Paolacci (qui évoque l'épineux sujet de la présence des œuvres allemandes - et/ou en allemand - à l'Opéra de Paris, de la Première à la Deuxième Guerres mondiales, ou la façon dont l'extinction du grand lustre pendant les représentations fut obtenue - bien tardivement - par les abonnés « wagnériens » pour mieux jouir intérieurement de leur compositeur favori).

Prenant la suite de son volume consacré en 2012 à la mise en scène de Madame Butterfly par Albert Carré en 1906 à l'Opéra-Comique (voir notre compte rendu dans L'ASO n° 275), Michela Niccolai poursuit quant à elle son exploration des sources scéniques avec un tout nouvel opus (2017) consacré cette fois à Pelléas et Mélisande, manière d'inscrire l'étude des mises en scène originelles dans le champ scientifique des sources primordiales. L'ouvrage est ici bilingue (à l'exception du glossaire, exclusivement proposé dans sa traduction anglaise : dommage, car les termes techniques qu'il recoupe ne sont pas méconnus du seul public anglophone !) et son intérêt premier (mais pas unique) réside dans l'établissement d'une édition critique de la mise en scène d'Albert Carré pour la création de l'opéra en 1902. Scène après scène, geste après geste ou regard après regard, l'on peut ainsi se rêver spectateur de l'Opéra-Comique lorsque Pelléas et Mélisande y fit son apparition et revenir au détail et à la source de cette mise en scène qui perdura jusque dans les années soixante. La comparaison avec la façon dont fut montée la pièce de Maeterlinck aux Bouffes-Parisiens en 1893, l'étude minutieuse des procédés d'éclairage électrique, la reproduction des vingt illustrations publiées dans la revue Le Théâtre n° 84 en juin 1902 et donnant à voir les décors et les interprètes en action (manque seul le souterrain, hélas) : autant d'éléments qui font de ce volume un outil de référence pour appréhender le chef-d'œuvre de Debussy.

Comme pour Madame Butterfly, il s'agit aussi de rappeler ici combien une production est affaire de collaboration, parfois idéale : la conception moderne de la mise en scène selon Albert Carré (pour qui le terme recoupe également le travail des autres créateurs de la scénographie) s'exprime aussi dans la commande de quinze (!) décors réalisés pour l'occasion par Jusseaume et Ronsin et dans la réactivité du compositeur qui accepte de rallonger ses interludes pour mieux accompagner les changements de tableaux. Les souvenirs d'Albert Carré narrés par Marguerite, les anecdotes pratiques (tel cet anneau cousu au dos du col de la robe de Mélisande, pour que Golaud puisse la saisir « par les cheveux » sans mettre en péril sa perruque) : autant de détails qui rendent à la fois savoureux et présent ce temps historique pourtant lointain de plus d'un siècle.

Très influencé par Ibsen qu'il a souvent monté et défendu, Carré inscrit sa direction d'acteurs dans la subtilité et, toujours, dans le prolongement de la musique - quitte à supprimer les éléments trop concrets qui pourraient tomber dans un réalisme peu convaincant (les colombes, les bêlements des moutons). La forêt nordique de Jusseaume peuplée d'êtres aux regards intérieurs se distingue radicalement des options qui prévaudront à Bruxelles en 1907 (une scénographie ancrée chez les primitifs italiens) ou à Milan en 1908 (un vérisme assez poussiéreux), tout comme elle se démarque de la production parisienne de la pièce de Maeterlinck en 1893, où des lumières tombant du haut s'étaient substituées à l'éclairage de la rampe : Carré maintient la rampe, mais seulement pour Golaud, conférant à cette lumière « fausse » une signification troublante ; et il affine considérablement les effets, d'une projection jaune entourant l'apparition de Mélisande à un clair de lune bleu pâle pour la scène de la Tour, ou à un soleil couchant irradiant de derrière les fenêtres du château. D'ailleurs les comptes rendus d'époque paraissent tous frappés par cette utilisation nouvelle de la lumière et par son rapport à la poésie de l'œuvre elle-même.

C'est avec gourmandise que l'on ne peut qu'espérer les prochains volumes de cette collection, qui nous permettront de remonter le temps et de revivre quasiment in situ les plus belles heures de la création lyrique...

C.C.