Paris, Buchet / Chastel, 2017, 574 pages, 26 €

On se doutait un peu que le prochain livre de Christian Merlin serait consacré à l'étude d'un grand orchestre. Le Philharmonique de Vienne fascine les mélomanes car c'est un phénomène unique à bien des égards. D'abord par son double statut. Ces musiciens jouent tous les soirs dans la fosse de l'Opéra comme salariés de l'Etat autrichien et, après une période probatoire de trois ans, intègrent les Wiener Philharmoniker, ce célèbre orchestre privé, autogéré, élitiste et fermé, dont les membres se partagent à égalité les recettes de concerts et d'enregistrements. Ils assument donc une double saison lyrique et symphonique, ce qui les oblige à jouer avec peu de répétitions mais avec une réactivité immédiate dans leur adaptation aux chanteurs, aux chefs et aux répertoires. Leur secret ? Une technique et une souplesse légendaires, liées surtout à la danse et à la mobilité très présentes dans le répertoire viennois. Ce qui fait le succès du très médiatique Concert du Nouvel An, inauguré le 31 décembre 1939 et écouté aujourd'hui par 50 millions de spectateurs dans 90 pays.

On pourrait parler de « méthode Merlin », lui qui a d'abord présenté ce travail sous forme de thèse universitaire. Il prend comme point de départ l'histoire des musiciens, individuellement, avec leurs origines et leur dimension familiale, voire dynastique. Quatre ans de recherches dans les archives lui permettent de reconstituer une liste des membres de l'orchestre depuis 1842 et de sentir leur identité collective spécifiquement viennoise. « Il doit être fou » dira un archiviste viennois mis au courant du projet de ce livre, publié aujourd'hui aussi dans sa traduction allemande. Ce listing, unique au monde, est disponible gratuitement sous forme électronique sur le site de l'éditeur (www.buchetchastel.fr). À partir de cette base de données, l'auteur recoupe les origines de chaque musicien avec la grande Histoire,  l'Empire austro-hongrois d'abord, la Première Guerre mondiale et le régime austro-fasciste de 1934, et jusqu'à l'époque nazie dont les conséquences pour l'orchestre sont terribles. Car les Philharmoniker ferment les yeux sur le sort de 13 collègues juifs victimes du régime et chassés de l'orchestre. C'est ce devoir de mémoire de l'Orchestre, qui a souvent occulté son passé nazi, que Merlin prend en charge sans complaisance ni outrance. Exemplaire et salutaire.

Cette fabuleuse phalange qui fête cette année ses 175 ans, reste une communauté extrêmement fermée, avec ses petites et grandes faiblesses. Ils n'aiment pas trop les répétitions, car ça ne rapporte rien. Time is money... Déjà en 1860 ils avaient renoncé à la création de Tristan et Isolde, trop difficile à jouer sans répéter. Ils n'aiment pas les chefs trop rigoureux, qui les brident, façon Solti. Ils adoraient Bernstein et Kleiber, aujourd'hui Gergiev et Thielemann. Pour eux, jouer avec expression passe avant la précision. Et ces messieurs ont mis longtemps avant d'accepter les femmes : la première, Anna Lelkes, une harpiste faisant partie de l'Orchestre de l'Opéra depuis 1971, a été admise par les Philharmoniker en 1997 seulement ! Depuis c'est devenu une évidence : elles sont aujourd'hui 14... sur un effectif de 148.

Il y a aussi un fin musicologue chez Merlin, connaisseur d'instruments et de techniques de jeu, qui tente de percer le secret de ce fameux style viennois dont tout le monde parle mais que personne n'arrive à définir. Un mythe plus qu'une réalité. Les musiciens eux-mêmes restent aujourd'hui vagues et imprécis, se disant descendants de ceux qui ont créé la 9e Symphonie de Beethoven, et héritiers des écoles instrumentales. Regardons de près. L'école viennoise de violon ? C'est le fruit de l'enseignement d'un Hongrois formé par un Français élève d'un Italien. L'école viennoise de contrebasse ? Elle est originaire de Bohême. Cette notion de style résiste à toute simplification et constitue un fil conducteur passionnant. Faut-il être Viennois pour jouer viennois ? La réponse possible vous sera dévoilée à la fin, en page 518, par une très jolie pirouette... Le champ des recherches sur la sonorité viennoise reste libre, déclare l'auteur généreusement. Mais son livre en constitue une base historique irréprochable.

M.P.