Paris, Classiques Garnier, 2016, 679 p., 69 €.

La publication de cet ouvrage corrobore en soi l'un des constats qui y sont faits : le genre opéra connaît depuis le début des années quatre-vingts un fort regain d'intérêt. Mais avant cette réhabilitation, il y eut une longue traversée du désert, celle d'un genre ouvertement honni par une majorité des compositeurs de l'après-Seconde Guerre mondiale, genre « bourgeois », hors-phase avec la nouvelle réalité du monde et suspect de complicité avec un modèle social qui avait pu aboutir à un totalitarisme meurtrier. Les théâtres consacrés à ce genre alors donné pour moribond apparaissant, avec leurs dorures et leurs loges, comme un vestige anachronique du dix-neuvième siècle, et leurs directeurs, enfermés dans la même logique muséale, ne songeant pas à renouveler le répertoire. Aude Ameille pointe ainsi une absence quasi-totale de création opératique entre 1955 à 1983 à l'Opéra de Paris.

Si des raisons à la fois esthétiques et idéologiques ont permis le retour en grâce de l'opéra - la dédiabolisation d'un genre qui, moyennant une rénovation, pouvait retrouver le puissant attrait d'une forme d'art célébrant comme aucune autre l'union de la musique, du verbe et de la scène -, l'auteur nous rappelle l'importance qu'a pu avoir le « dépoussiérage » de la mise en scène par une génération de metteurs en scènes venus du théâtre. Malgré ses quelques inconvénients, le surtitrage a aussi beaucoup contribué à l'accessibilité des livrets, a fortiori pour les créations. Après avoir souligné la réconciliation des compositeurs avec les codes de l'opéra ainsi qu'avec ses salles historiques puis rendu hommage aux initiateurs des festivals, dont celui d'Aldeburgh, et aux directeurs d'établissements - Rolf Liebermann en tête - qui avaient œuvré pour relancer la création, sans omettre la question problématique du manque, voire de l'absence de reprises interdisant la sédimentation d'un nouveau répertoire, Aude Ameille développe en plusieurs temps le cœur de son sujet. Le livret se voit passé au crible d'un examen systématique et c'est là, davantage que dans la première partie de l'ouvrage, que l'on ressentira la nature universitaire de ce travail, issu d'une thèse de doctorat soutenue en 2011. L'approche typologique a l'avantage de ne laisser subsister aucun angle mort, d'autant qu'elle repose sur un travail de longue haleine et une documentation on ne peut plus sérieuse, mais s'accompagne par moments d'un ton scolaire et d'une légère tendance à la surexemplification.

L'arborescence catégorielle commence avec les trois options qui s'offrent au compositeur : écrire lui-même son livret, le confier à un tiers ou avoir recours à une adaptation. Si l'auteur souligne avec beaucoup de justesse les risques encourus par le compositeur-librettiste, elle reste discrète sur le fait que même les littérateurs professionnels peuvent aussi signer de mauvais livrets. Travailler avec un librettiste n'est pas non plus de tout repos et le chapitre qui retrace certaines tensions notoires - notamment les cas Sanguinetti/Berio et Griffiths/Carter - est assez croustillant. Son point de vue sur le Literaturoper, dont Pelléas et Salomé constituent de célèbres archétypes, est particulièrement intéressant dans la mesure où Aude Ameille exclut de ce genre Trois sœurs de Peter Eötvös et Reigen de Philippe Boesmans qui, en dépit de leurs liens respectifs avec Tchekhov et Schnitzler, reposent sur des textes où le drame original est fortement transformé et restructuré. On trouvera au fil du texte des développements circonstanciés qui relèvent, comme l'étude du livret de Claus H. Henneberg pour Trois sœurs ou celui d'Elfriede Jelinek et Olga Neuwith pour Lost Highway d'après Lynch, d'une véritable investigation de détective. Outre l'adaptation, le montage et le collage connurent leur heure de gloire. Si la distinction entre les deux procédés peut paraître arbitraire - il n'y aurait collage que lorsque les sources restent clairement identifiables -, le panorama qui est fait de cette pratique témoigne de façon éloquente d'une volonté de sophistiquer les livrets. L'inspiration par d'autres media - peinture, cinéma et même Internet - est également envisagée, et avec elle l'intégration de procédés cinématographiques. Outre le flashback, le flashforward et les techniques de montage, références devenues aujourd'hui assez courantes, Philippe Manoury revendique même un travail sur la profondeur de champ.

Dans une partie sur le sujet de l'opéra, l'auteur recense les thèmes de prédilection : biographies, actualité et mythes, les « opéras CNN » étant envisagés comme des descendants du Zeitoper. Les qualités les plus largement invoquées pour un opéra sont un sujet « connu de tous », voire archétypal, et un style simplifié laissant de la place à la musique. S'appuyant sur les cas de publication du texte indépendamment de la représentation opératique, Aude Ameille plaide pour la reconnaissance du livret comme genre littéraire à part entière. À l'aune des créations récentes, on pourra lui objecter que peu de livrets ont les moyens d'aspirer à leur autonomie...

Last but not least, le répertoire par année des créations lyriques depuis 1945, qui occupe plus de deux cents pages de ce livre, a assurément un bel avenir auprès des journalistes comme des musicologues.

P.R.