Paris, L'Harmattan, 2016, 503 + 417 p., 46 + 39 €

En tant que recueil d'actes de six journées d'études échelonnées entre 2010 et 2013, ces deux gros volumes consacrés au théâtre musical de Berio sont typiques de l'artillerie éditoriale universitaire : abondance de textes et de pages, points de vue multiples et le plus souvent pointus, belle brochette de spécialistes et... synthèse laissée à la charge du lecteur. Ce dernier sera surtout musicologue - étudiant ou chercheur -, éventuellement passionné free lance de Berio, mais moins probablement mélomane généraliste. Ce n'est en soi pas un mal, vu la nature de l'ouvrage, mais mieux vaut être prévenu. Mieux vaut aussi être polyglotte, même amateur, car on passera de l'italien au français à l'anglais et, pour en rajouter au probable tournis, on devra même lire des citations en italien insérées à vif dans les textes français et anglais, sans qu'une logique commune n'ait été arrêtée quant à la traduction ou non en notes infrapaginales. Une fois accoutumé, enfin, à un maquettage ingrat et à des illustrations et exemples musicaux mal disposés - mais positivons, les larges et nombreux espaces blancs ainsi dégagés pourront servir à consigner des notes de lecture - et souvent médiocrement lisibles, le lecteur est prêt à entrer dans le vif du sujet.

Le premier volume traite des œuvres scéniques de Berio dont les premières en dates demeurent les moins connues. Pour cette première étape (Passaggio à La vera storia) comme pour la suivante, les œuvres sont présentées par des introductions documentaires factuelles et synthétiques. De Allez hop, dont Martin Kaltenecker brosse les contours de façon à la fois circonstanciée et limpide, on retient notamment une musique stylistiquement « allusive », peu surprenante de la part du compositeur, et une réception pour le moins mitigée. Créé en 1963 et fort quant à lui d'unе carrière florissante, Passaggio est abordé dans le cadre plus général des premières collaborations de Sanguineti et Berio (Minciacchi), et par Emilio Sala sous l'angle scénique. L'intégration de sources documentaires dans le corps du texte ou en appendice est l'un des atouts maîtres de cette publication, et les esquisses appartenant à la collection Berio de la Fondation Paul Sacher, très largement mise en avant dans l'ensemble de l'ouvrage, constituent l'apport principal de la contribution très technique d'Ingrid Pustijanac consacrée à la technique compositionnelle de Berio dans Passaggio. Angela Ida De Beneditis, collaboratrice permanente de la même Fondation, diversifie ses sources pour retracer le parcours non linéaire qui mène de Passaggio à Opera en passant par Esposizione, Traces et Laborintus II. L'élaboration de Opera - titre qui nous alerte justement sur le fait qu'il ne s'agit justement pas d'un opéra, terme qu'aura réfuté Berio pour toutes ses œuvres scéniques qu'il préférait considérer comme des « actions musicales » - est très bien documentée par Vincenzina Ottomano, tandis que Frédéric Maurin se concentre sur la collaboration avec l'Open Theater pour la création à Santa Fe, et Jean-François Trubert sur la seconde scène de l'ouvrage pour faire entrevoir comment le compositeur cherche à agir sur les conventions temporelles pour rendre mobile le rapport entre la parole et la dramaturgie musicale. C'est enfin sur La vera storia (1977-78) que se concentre la fin de ce volume. Là encore, l'approche est multiple : la structure de l'œuvre en relation avec les travaux théoriques de Vladimir Propp et de Lévi-Strauss, la technique compositionnelle héritée du sérialisme, et une thèse intéressante avancée par Luca Zoppelli, selon qui Berio et Italo Calvino auraient pris bien plus au sérieux qu'ils ne le laissent entendre dans leurs commentaires la référence à Il trovatore, opéra où ils auraient puisé davantage qu'une simple « grammaire de situations primaires ».

Calvino nous relie aussi, par le livret, à Un re in ascolto. Bien servie par le second volume, cette œuvre est envisagée notamment sous l'angle de sa réception critique (Scognamiglio), de la théorie de l'écoute (Adlington), d'une étude très statistique de la « pensée mélodique » qui la sous-tend (Ciceri). Björn Heile souligne la contradiction d'un « opéra qui renonce dans sa rhétorique à l'opéra » tout en manifestant une forte attraction pour les conventions et les techniques propres au genre, conclusion vers laquelle converge Damien Colas en voyant dans Outis (créé en 1996 à la Scala de Milan) une réhabilitation de la tradition de l'opéra et de ses structures temporelles, qu'il s'agit cependant pour le compositeur de « re-sémantiser » et de faire vivre par une créativité renouvelée. La référence à Morphologie du conte resurgit à propos du même Outis, où Susanna Pasticci souligne comment le compositeur, en « trahissant » la théorie de Vladimir Propp par la modification de l'ordre des « fonctions narratives », cherche en fait la confirmation de la validité d'une démarche qui vise à ce que les situations déterminent l'action des personnages, et non l'inverse. Jonathan Cross, en revenant à l'Iliade, souligne l'importance dans Outis de la quête d'identité, mais aussi celle d'un Ulysse décrit comme « polytropos » par Homère, auquel Berio raccroche son goût pour le discours polysémique. On découvre à l'occasion la dimension autobiographique de l'œuvre, ainsi que l'étendue du réseau de références littéraires et musicales qui la parcourt. C'est en tant qu'auteur du texte de Cronaca del luogo (1998-99) que Talia Pecker Berio apporte sa contribution, donnant un aperçu de la façon dont elle a compilé et enchevêtré des sources empruntées à littérature rabbinique autant qu'à Celan et Tsvetaïeva. Plus parlant que l'approche de la fonction des « champs de hauteurs » par Massimiliano Locanto, dont on saluera cependant la très méticuleuse analyse des quatre-vingt-dix pages d'esquisses et la reproduction de nombreuses transcriptions qui constituent une source de première main, Michal Grover Friedlander développe l'idée selon laquelle « le compositeur invente un monde engendré par la musique et le comportement musical ». Cette quête serait l'essence de la dramaturgie de Cronaca del luogo, prenant la forme de frontières floues entre les éléments de l'œuvre (mot, son, voix, espace, image, lumière).

Cette approche plurielle de l'œuvre scénique de Berio faisant intervenir la philologie, la génétique, l'archéologie et l'analyse des techniques compositionnelles, laisse finalement une impression ambiguë : on s'approche très près des ouvrages, on observe même certaines zones de leurs entrailles, mais le grossissement fait justement qu'il n'est pas toujours aisé de garder un contact avec l'objet dans son entier. Une écoute des œuvres abordées restera, en attendant de les voir en situation scénique, la meilleure façon de retrouver la distance idéale. On se réjouira en tout cas de constater, à la lecture de ces articles, que le compositeur a conçu ses « actions musicales » d'une façon qui en rend l'interprétation, aujourd'hui encore, largement ouverte, source intarissable de gloses passionnées.

P.R.