Eva Ben-Zvi (soprano). Orchestre National du Théâtre du Bolchoï, dir. Andrey Chistiakov (1991, rééd. 2013).
CD Brilliant Classics 9296. Distr. Abeille Musique.

Le compositeur russe Grigory Frid (1915-2012) éprouve, selon son aveu, un violent choc émotionnel après avoir lu le Journal d'Anne Frank. Il choisit alors de mettre en musique ce récit déchirant sous la forme d'un « mono-opéra » - le terme désignant ici un monologue lyrique pour soprano en vingt-et-une scènes. Celles-ci sont construites autour de courts extraits du Journal choisis par le compositeur dans sa traduction russe. En 1969 une partition pour clavier et voix est élaborée ; trois ans plus tard, l'œuvre est entendue à Moscou dans une version pour vingt-six musiciens (celle dont il s'agit ici). En 1999, Frid retravaille la partition pour une deuxième version à effectif plus réduit (neuf musiciens).

Si le format pour voix féminine seule rappelle l'Erwartung de Schönberg ou La Voix humaine de Poulenc, l'écriture de Grigory Frid renvoie davantage à Mahler, Berg et surtout Chostakovitch. Le compositeur choisit d'ailleurs une proximité expressive au texte, sans tomber ni dans la facilité illustrative, ni dans l'aridité d'un système. L'œuvre est ainsi construite autour d'un motif obsessionnel de quatre notes, dont l'apparition sous différentes formes irrigue chaque scène - comme un présage funèbre du destin tragique de la jeune fille. Même si elle ne semble pas éviter quelques répétitions (l'emploi fréquent du célesta, par exemple), la partition varie les ambiances, combinant à la densité rythmique et polyphonique de certains tableaux (Le Raid) une nudité harmonique désespérée (Mémoire) ou le lyrisme naïf d'un amour enfantin (Je pense à Peter).

Si l'instrumentation chambriste et son riche potentiel scénique firent du Journal d'Anne Frank une œuvre facilement représentée du vivant du compositeur, elle a en revanche été peu enregistrée. Nous pouvons donc remercier Brilliant Classics qui remet d'actualité la lecture de l'opéra réalisée en 1991 par Andrey Chistiakov avec la soprano israélienne Eva Ben-Zvi. Signalons tout de même quelques petites erreurs d'édition : le décalage dans la numérotation des pistes ; la notice de la réédition de 2013 seulement en anglais et plutôt expéditive - voire incorrecte (la version à neuf musiciens de 1999 est mentionnée au lieu de celle à vingt-six). Heureusement, les auditeurs motivés pourront trouver le livret téléchargeable en format pdf sur le site internet - quoique toujours uniquement en anglais.

Dans le rôle d'Anne Frank, Eva Ben-Zvi réussit à incarner efficacement certains passages (les deux voix du couple Van Daan ; l'irruption du cri dans le Rêve) ; cependant notre écoute est dans l'ensemble gênée par l'étroitesse de sa voix ainsi que par son manque de stabilité (vibrato excessif) et d'aisance dans les aigus. Heureusement, sous la baguette vigilante d'Andrey Chistiakov les musiciens de l'Orchestre National du Théâtre du Bolchoï offrent une lecture intense et rigoureuse ; après un bel interlude en fin de première partie, c'est d'ailleurs l'orchestre qui a le dernier mot et termine l'œuvre dans une douce résignation.

T.S.