Jodie Devos (Gabrielle), Rodolphe Briand (Gardefeu), Marc Mauillon (Bobinet), Franck Leguérinel (le baron de Gondremarck), Sandrine Buendia (la baronne de Gondremarck), Aude Extrémo (Métella), Éric Huchet (le Brésilien / Gontran / Frick), Laurent Kubla (Urbain / Alfred), Carl Ghazarossian (Joseph / Alphonse / Prosper), Ingrid Perruche (Mme de Quimper-Karadec), Caroline Meng (Mme de Folle-Verdure), Elena Galitskaya (Pauline), Les Musiciens du Louvre, chœur de chambre de Namur, dir. Romain Dumas, mise en scène, Christian Lacroix (Théâtre des Champs-Élysées, 23 et 27 décembre 2021).
Naxos 2.110753-54 (2 DVD). 2h58. Notes et synopsis en français et en anglais. Sous-titres français. Distr. Outhere.

Disons-le d'emblée et très franchement : notre enthousiasme face à cette Vie parisienne tient davantage à la qualité générale de l'exécution musicale qu'à l'aspect purement musicologique de ce qui constituerait, selon le générique, la « version originelle intégrale de 1866 ». Établie d'après le livret de censure et divers documents comme la grande partition d'orchestre autographe et un ensemble de manuscrits musicaux, cette mouture réalisée sous les auspices du Palazzetto Bru Zane est plutôt une reconstruction hypothétique de ce à quoi aurait pu ressembler l’opéra-bouffe avant sa création au Palais-Royal le 31 octobre 1866. Si l'on se réjouit de ces recherches qui ajoutent grandement à notre connaissance du compositeur, le résultat laisse dubitatif, en ce sens que l'efficacité dramatique si importante pour Offenbach souffre d'un quatrième acte (situé chez Mme de Quimper-Karadec) d'un faible intérêt musical et qui allonge indûment la durée de la représentation. En faisant une sorte de bilan des « pertes et profits » de l’ensemble de la partition telle que remaniée, on se rend rapidement compte que l’ajout de quelques pépites ne compense pas l’absence de certains morceaux qui font ici cruellement défaut. Parmi les découvertes intéressantes, on retient entre autres une version assez peu sentimentale de l’air de Gardefeu (« Ce que c'est pourtant que la vie »), un trio militaire endiablé (« Rien ne vaut un bon diplomate ») au troisième acte et un amusant trio au lever du rideau à l’acte suivant. Quel dommage, en revanche, d’être privé de l’entrée de Métella (« Attendez d'abord que je place/Mon lorgnon »), personnage qui perd ainsi une partie de sa substance, et du finale habituel du troisième acte (pourtant bel et bien donné en 1866), un des plus étourdissants de tout le répertoire lyrique qui culmine en une véritable explosion de folie musicale au rythme forcené.
 
Destiné à l'origine à une troupe d'acteurs pourvus de (très relatifs) dons pour le chant, l'ouvrage est ici confié à de grandes voix. En Gabrielle, seul rôle conçu pour une cantatrice (Zulma Bouffar), Jodie Devos fait valoir son agilité vocale, la fraîcheur de son timbre et un jeu plein d'espièglerie, en particulier dans les couplets hilarants de la veuve du colonel. Particulièrement doués pour la comédie, Rodolphe Briand et Marc Mauillon s'entendent comme larrons en foire en Gardefeu et Bobinet, gandins aussi décadents que sympathiques. Arrivant non plus de Suède mais du Danemark (changement suggéré par la censure, mais dont les auteurs ne tinrent finalement pas compte), le couple Gondremarck bénéficie du charme de Sandrine Buendia et surtout de l'abattage de l'impayable Franck Leguérinel. Très en voix, Aude Extrémo possède un timbre de mezzo extrêmement séduisant, mais sa Métella s'apparente bien plus à une dame de la haute aristocratie qu'à une demi-mondaine. Un peu à la traîne en Brésilien manquant d'éclat, Éric Huchet se rattrape en Gontran et Frick parfaitement en situation. Du reste de la distribution se distingue la Pauline au chant suave d'Elena Galitskaya, qui fait merveille dans son duo avec le baron. Bougeant avec beaucoup d'aisance, le chœur de chambre de Namur prend un plaisir manifeste à se couler dans la douce folie de l'œuvre, que Romain Dumas et les Musiciens du Louvre accentuent de la plus belle façon.
 
Responsable à la fois des décors, des costumes et de la mise en scène, Christian Lacroix propose un spectacle réjouissant et coloré à souhait, mais qu'on pourrait qualifier de surchargé à bien des égards. À force de vouloir animer le plateau coûte que coûte, il l'encombre en cherchant trop souvent à illustrer les numéros musicaux par une vaine agitation. Ainsi en est-il, par exemple, dans les adorables couplets de Gabrielle « Sa robe fait frou, frou, frou, frou » où la finesse du propos est malheureusement gâchée par un défilé peu subtil de travestis masculins juchés sur des talons hauts. Le comique n'est pas toujours non plus bien dosé, notamment au quatrième acte, où le jeu outré de Mme de Quimper-Karadec devient vite lassant. D'un luxe de détails inouïs, les costumes auraient eux aussi gagné à plus de sobriété, tandis que le décor unique se prête mieux aux hôtels particuliers des actes centraux qu'à la gare du chemin de fer de l'Ouest et au salon du restaurant où se déroule le dénouement. En dépit de nombreux atouts, cette version ne saurait prétendre détrôner l'indémodable spectacle de Jean-Louis Barrault (DVD Montparnasse, 1967) qui, avec des moyens infiniment plus modestes, avait su retrouver exactement l'esprit d'un ouvrage particulièrement difficile à monter.
 

Louis Bilodeau