Georgy Vasiliev (Vakoula le forgeron), Julia Muzychenko (Oxana), Enkelejda Shkoza (Solokha/une femme au nez violet), Alexey Tikhomirov (Tchoub), Andrei Popov (le Diable), Anthony Robin Schneider (Panass), Peter Marsh (le sacristain), Sebastian Geyer (le maire), Thomas Faulkner (Patziouk), Bianca Andrew (la tsarine),  Orchestre de l'Opéra et du Musée de Francfort, chœur de l'Opéra de Francfort, dir. Sebastian Weigle, mise en scène, Christof Loy (17 et 19 décembre 2021 et 8 janvier 2022).
Naxos 2.110738. 2021-2022. Notes et synopsis en anglais et en allemand. Sous-titres français. Distr. Outhere.
 
Avec ce spectacle filmé à l'Opéra de Francfort en décembre 2021 et janvier 2022, La Nuit de Noël fait une tardive mais éblouissante entrée dans le catalogue vidéographique. Très marqué de son propre aveu par la production de Kitège (Amsterdam, 2012) de Dmitri Tcherniakov, Christof Loy prouve avec éclat qu'un metteur en scène occidental peut sans conteste rivaliser avec le savoir-faire russe pour illustrer scéniquement l'univers foisonnant et imprégné de panthéisme de Rimski-Korsakov. Car Loy atteint ici à un rare équilibre entre les différentes dimensions d'un opéra qui, inspiré du conte de Gogol, alterne avec bonheur scènes désopilantes, triviales, émouvantes, folkloriques, poétiques et même cosmiques... puisque deux tableaux se déroulent dans l'espace aérien et que plusieurs personnages volent à travers les airs comme le Diable, la sorcière Solokha, le forgeron Vakoula (pour se rendre à Saint-Pétersbourg afin de quérir pour sa bien-aimée les escarpins de l'impératrice) et le dieu solaire Ovsen, ici incarné par un danseur. Réalisées au moyen de câbles qui se font rapidement oublier, ces véritables chorégraphies aériennes concourent à la magie d'une représentation où les splendides projections du ciel étoilé et l'omniprésence côté jardin d'une lune surdimensionnée nous rappellent notre place insignifiante au sein de la création. Tout aussi à l'aise dans les scènes de foule que les moments d'épanchements ou les tableaux carrément burlesques, Loy anime le plateau d'une vie prodigieuse. Le ballet des astres, où évolue principalement la divinité Koliada, offre un mélange très heureux d'humour et de tendresse, qui annonce le triomphe des forces de la vie et du printemps sur les puissances de l'hiver, traduit visuellement par le geste tout simple des choristes déposant un lampion sur le sol. Auparavant, on aura assisté à une évocation à la fois rutilante et quelque peu kitsch des pompes de la cour impériale au temps de la Grande Catherine.
 
L'oreille est aussi à la fête grâce à la direction électrisante de Sebastian Weigle, qui prend un plaisir manifeste à mettre en relief les raffinements infinis d'une orchestration étincelante. Dès la superbe introduction du premier acte qui nous plonge en plein solstice d'hiver, les musiciens de l'Opéra de Francfort détaillent avec ivresse les principaux leitmotive qui réapparaîtront dans la partition. Le chef et sa phalange excellent aussi bien à traduire l'atmosphère débridée chez Solokha (où pas moins de quatre soupirants grotesques se cachent dans des sacs à charbon), que l'inquiétante étrangeté chez le vieux cosaque Patziouk (soupçonné d'accointances avec le Diable), ou encore le caractère grandiose des passages décrivant le mouvement des corps célestes. Également dans une forme superlative, le chœur n'appelle que des éloges dans les scènes de liesse, les louanges un peu compassées que les courtisans adressent à l'impératrice ou bien dans le chant apaisé des bons esprits.
 
La distribution s'avère enfin absolument exceptionnelle à tout point de vue. La formidable équipe de chanteurs joue non seulement avec un naturel confondant, mais se coule avec délectation dans les envoûtantes mélodies de Rimski-Korsakov. Superbe ténor capable de subtiles demi-teintes, Georgy Vasiliev est un Vakoula ardent qui se montre particulièrement émouvant dans l'expression de son désarroi amoureux. Possédant à 27 ans une technique déjà accomplie, Julia Muzychenko réussit à rendre parfaitement crédible l'évolution d'Oxana, qui passe du narcissime à la maturité sentimentale. Enkelejda Shkoza est impayable en sorcière à la sensualité débordante qui ne se laisse nullement démonter par l'arrivée successive de quatre séducteurs qu'elle s'empresse de dissimuler les uns à la suite des autres... Avec sa voix de ténor haut perchée et son talent inné pour la comédie, Andrei Popov est quant à lui un Diable truculent à souhait, tandis qu'Alexey Tikhomirov prête son magnifique timbre de basse profonde à un Tchoub de grande classe. Si l'on ajoute que tous les personnages secondaires se hissent au même niveau de qualité, le lecteur comprendra aisément pourquoi le magazine OpernWelt a attribué le prix « Production de l'année 2021-22 » à cette enchanteresse Nuit de Noël.

                                   Louis Bilodeau