Sally Matthews (La gouvernante), Julian Hubbard (Peter Quint), Carole Wilson (Mrs. Grose), Giselle Allen (Miss Jessel), Ed Lyon (Le Prologue), Thomas Heinen (Miles), Katharina Bierweiler (Flora), La Monnaie Chamber Orchestra, dir. Ben Glassberg.
Alpha 2 CD 828. 2021. 1h45. Distr. Outhere.

Il n’y a aucune mauvaise version audio du Tour d’écrou, dont la mécanique et l’intelligence orchestrale, comme le déroutant des personnages, sont si bien appariés qu’il semble impossible d’en rater l’enregistrement. Car Britten a si bien conçu ce chef-d’œuvre absolu comme un jeu de nuances implacablement agencées, de l’expression de chacun à la construction générale, qu’il ne peut y être question que d’ensemble osmotique, et non des ego dispersés de solistes ou d’un chef. Force est de constater que l’industrie du disque a jusqu’à présent eu la main heureuse. 

Ce disant, on exclut, par ce choix seulement sonore, les propositions visuelles, autrement difficiles à réussir, à risquer de tomber dans un réalisme trop banal, ou jouer l’illustration chargée d’une hystérie trop facile à faire exulter. Seules les versions d’Aix-en-Provence (Bondy/Harding – Bel Air) et de Glyndebourne (Kent/Hrusa – FRA) ont su éviter l’écueil, imposant ainsi une formidable concurrence aux versions audio.
 
Or, à La Monnaie, la captation vidéo réalisée dans le désert d’un théâtre sans public, en plein rebond de la pandémie, au printemps 2021, s’avérait intense. Toujours visible en streaming, elle témoigne d’abord du grand moment de densité théâtrale que fut la production d’Andrea Breth, d’une noirceur pénétrante. Ce n’est pas celle qui est publiée ici, mais un enregistrement audio réalisé à la suite dans des conditions de studio.
 
Avec ce Tour d’écrou audio, la tension, inquiète, immédiate, s’impose aussitôt, avec le piano cristallin de Benedict Kearns, puis la montée de l’orchestre, interrogatif, puissant. Dès le premier instant, c’est ici à l’évidence lui qui prend le pas sur tout, le récitatif du Prologue, pourtant insidieux, le voyage de la gouvernante en proie à ses doutes… et c’est grâce à une réalisation sonore à la transparence et à la spatialité inventives, qui installe les instruments solistes en tout premier plan. On a de fait l’impression d’être au milieu des instrumentistes, parmi lesquels évoluent, comme insérés, les chanteurs : la perspective fosse/plateau usuelle disparaît dans un vortex sonore global saisissant de présence. Les interludes sont particulièrement prégnants. L’orchestre qui ponctue le Colloque de Quint et Miss Jessel est si envahissant qu’on en oublierait presque les solistes, s’ils n’étaient pour l’occasion si déchaînés, si infernaux. Même coup de poing avec le carillon de la variation suivante. Et si l’équilibre paraît parfois proche de la rupture au profit de la phalange sonore, il n’en garde pas moins une vraie qualité d’ensemble, qu’il faut saluer. Et attribuer à l’acuité de la direction très lyrique de Ben Glassberg, aussi apte à faire sautiller une marche qu’à pousser au rêve dans une ballade enfantine, mais moins à distiller le mystère et l’étrangeté. Car sur la durée, la tension ne tient pas vraiment.

Sont-ce alors les solistes qui, ayant perdu la scène, manquent un peu de personnalité vocale, pour prendre en charge les données subjectives de cette absence ? Aucune voix n’est ici d’exception, ce serait sans importance si Miles et Flora semblaient plus habités par les forces du mal. Si Quint et Miss Jessel, ici glapissants, là halos d’étrangeté sonore, phagocytaient leurs scènes au point de crever les enceintes. Le Prologue distille ses commentaires sans grand mystère, Mrs. Grose reste le témoin terre à terre de ce qui la dépasse. C’est Sally Matthews surtout qu’il faut interroger. La voix est somptueuse, de pulpe, d’ambitus, de raffinement, mais un peu trop mûre désormais pour la Gouvernante – allez l’écouter dans la version Farnes/LSO de 2013. Elle restera, à trop vouloir chanter, incapable, alors que l’orchestre s’efface, de porter son effroi devant la réalité de la mort de Miles. C’est là, vu le niveau de la concurrence, la vraie réserve qu’on trouve à cette version par ailleurs de fort bon niveau.

On continuera donc à revenir aussi aux versions Britten (Decca), Davies (Philips), Harding (Virgin), toutes références, Bedford (Collins) pour la Gouvernante de Felicity Lott, majuscule, et Pappano, à La Monnaie, voici 25 ans (Accord) pour celle de Susan Chilcott.

Pierre Flinois