Adriana Bignagni Lesca (La Marquise de Berkenfield), Paolo Bordogna (Sulpice), John Osborn (Tonio), Sara Blanch (Marie), Cristina Bugatty (La Duchesse de Krakenthorp), Haris Andrianos (Hortensius), Adolfo Corrado (Un caporal), Andrea Civetta (Un paysan). Chœur de l'Accademia Teatro alla Scala, Orchestre Donizetti Opera, dir. Michele Spotti, mise en scène, Luis Ernesto Doñas (Bergame, 21 novembre 2021).
DVD Dynamic 37943. CD Dynamic CDS 7943.02. Distr. Outhere.

La production londonienne de Laurent Pelly et ses deux protagonistes ont tellement marqué de leur sceau l'opéra-comique de Donizetti qu'il est difficile, quinze ans plus tard, d'en oblitérer le souvenir et que toute nouvelle version semble devoir s'y confronter. Cet enregistrement (audio et vidéo) venu du festival Donizetti de Bergame 2021 ne manque pas d'atouts. Tout d'abord, il utilise l'édition critique et rétablit ça et là quelques coupures traditionnelles, renouvelant quelque peu la physionomie de la partition, notamment dans le finale du premier acte et dans l'air de Tonio au deuxième, que les interventions des trois autres personnages et une cadence particulièrement exigeante et sophistiquée transforment en une véritable scène. Ensuite, il réunit une distribution de premier plan où brillent particulièrement le Tonio de John Osborn et l'excellente soprano catalane Sara Blanch dans le rôle-titre. Si le premier impressionne par les puissants contre-ut de son célèbre air (qu'il bisse sans le contre-ré supplémentaire et l'attaque « mordente » qu'il y ajoutait la première fois), on lui souhaiterait parfois un peu moins d'ostentation vocale et un peu plus de naturel théâtral. Mais tel quel, il fait le bonheur du public. La seconde possède quant à elle une longue voix de soprano lyrique léger à la couleur argentine un peu froide, un abattage certain et une totale facilité dans la colorature mais son français exotique et parfois carrément incompréhensible handicape une incarnation peut-être un peu trop volontaire dans les aspects garçonniers. Elle convainc toutefois dans les multiples aspects du rôle et émeut dans les moments pathétiques du rôle, les adieux et les retrouvailles. À son habitude, Paolo Bordogna en fait sans doute un rien trop en Sulpice mais son baryton bien timbré s'impose malgré un accent italien qu'il ne peut cacher, et que partagent à des degrés divers les petits rôles de la distribution, la magnifique basse d'Adolfo Corrado dans le rôle épisodique du Caporal et le paysan d'Andrea Civetta.

Venue du Teatro lirico nacional de La Havane, la mise en scène de Luis Ernesto Doñas oppose l'univers vivement coloré d'un Cuba idéalisé, à travers les références à la peinture de Raúl Martinez, à celui, d'un noir et blanc glacé, du monde de la Marquise de Berkenfield qui représente ici la stérilité du capitalisme face à la vitalité populaire. La référence à la Révolution cubaine est évidente mais elle est ici pacifique puisque le chœur des soldats (le 21ème baptisé « La France » pour coller au livret) porte pour toute arme un pinceau face à l'impérialisme américain qui étale son drapeau sur les toiles peintes. Les dialogues réécrits avec quelques touches d'espagnol et un tam-tam reliant entre elles les scènes apportent une note exotique et contemporaine à l'ensemble sans être jamais envahissants. Si le premier acte peine à se libérer d'un comique assez conventionnel, le deuxième se révèle particulièrement réussi grâce à l'extraordinaire composition de la mezzo-soprano gabonaise Adriana Bignagni Lesca, qui allie à une voix splendide de quasi contralto un tempérament scénique irrésistible et donne à la Marquise une dimension exceptionnelle et une véritable épaisseur humaine, s'offrant en prime le luxe d'interpréter la Habanera « El Arreglito » de Sebastián Yradier. En Duchesse de Krakenthorp, Cristina Bugatty lui donne une réplique non moins acérée et la composition de Haris Andrianos en Hortensius complète cet excellent trio comique. La réussite de l'ensemble doit beaucoup à la direction alerte et sensible de Michele Spotti, peut-être parfois un peu trop tonitruante dans certains ensembles mais l'œuvre elle‑même y conduit facilement. Le jeune chef sait mettre en valeur toute la richesse de l'orchestration de Donizetti et mène de main de maître l'excellent Orchestra Donizetti Opera ainsi que le chœur de l'Académie du Teatro alla Scala, particulièrement convaincant et homogène dans le rôle du père de cette toujours aussi sympathique et touchante fille du régiment. Dans une discographie et une vidéographie plutôt limitées, cette nouvelle version peut parfaitement venir s'aligner auprès des trois autres disponibles, sans y démériter aucunement.

Alfred Caron