Matti Kastu (Siegfried), Franz Kasemann (Mime), Jerker Arvidson (Wotan), Björn Asker (Alberich), Sten Wahlund (Fafner), Hilde Leidland (l’oiseau), Gunilla Söderström (Erda), Laila Andersson-Palme (Brünnhilde), Orchestre de l’Opéra royal de Suède, dir. Sixten Ehrling.
Sterling CDA1847. 3 CD. 1987. Distr. Outhere.
 
Pourquoi éditer un Siegfried capté en live en Suède, voici 35 ans, avec certes quelques chanteurs connus internationalement (Matti Kastu, qui fut Parsifal à Rouen et le Ménélas straussien pour Gwyneth Jones dans l’enregistrement d’Hélène l’égyptienne de Decca et Jerker Arvidson, Gunther pour Chéreau et Boulez en 1976) mais globalement une distribution locale ?

Le connaisseur aura immédiatement identifié la raison en lisant le nom de Laila Andersson-Palme, cette soprano suédoise qui fit sa carrière quasi exclusivement à Stockholm et Drottningholm (elle chanta cependant Salomé entre Berlin, Vienne et New York et Tosca à Grenoble…). Un live du Crépuscule des dieux paru chez le même éditeur voici trois ans avait fait découvrir cette Brünnhilde considérable, capable d’emportements majuscules, comme dans l’Immolation de Brünnhilde, torrentielle, imposant un nom à ajouter à la cohorte des grandes scandinaves qui ont fait l’histoire de l’interprétation wagnérienne, mais ici localement seulement.

La Brünnhilde de Siegfried appelle à d’autres qualités d’aigus que celle du Crépuscule. Et si un vibrato large s’impose au Réveil, il accompagne le même timbre jeune, clair et léger, qui se rit des aigus portés sans faille, généreusement lancés, sans l’impression de lourdeur un peu poussive qu’offrent trop de grandes wagnériennes en cette fin du troisième acte. Le caractère très féminin – tendant parfois même à la soubrette montée – déjà remarqué dans le Crépuscule, demeure, mais ici très attachant. Si la vraie soprano dramatique revient bientôt pour un « Kein Gott naht mir je ! » dardé, c’est pour faire place et leçon aux délicatesses infinies d’un « Ewig war ich » magnifique, équanime, rayonnant, heureux enfin et d’une assurance vocale absolue – de quoi remettre à leur place quelques sopranos célèbres de l’époque – avant de revenir pour le final à ce médium manquant un peu de couleurs et ce grave assez clair, mais surtout à cet aigu inextinguible, souple et toujours d’une parfaite stabilité dans ce qui ne semble pas même un effort.

Un vrai cran en-dessous, le Siegfried de Matti Kastu est la solidité même, aigu vaillant, lumineux même, grave sonore, mais timbre hésitant en permanence entre le ténor héroïque dont il a les moyens et le ténor de caractère, dont il a les couleurs et les accents, au point de se confondre parfois avec celui de Mime, aux deux premiers actes et d’apparaître assez peu sympathique, combien même ses Murmures soient parfaitement tenus et joliment émus, sinon parfaitement séduisants. Au duo final, chanté sans la moindre fatigue, face à sa rayonnante partenaire toute fraîche, il alterne sons nasalisés donnant l’impression que Mime a survécu et jolis phrasés, confirmant jusqu’au bout ce caractère vocal inégal.
 
Jerker Arvidson compose, lui, un excellent Wanderer varié de ton, assez clair de timbre (cela nuit un rien aux vertiges de l’Appel d’Erda), sonore lui aussi, vite dominateur face à Mime, persifleur face à Alberich, éloquent face au Dragon, volubile face à Erda, magnifiquement familier face à Siegfried. Un portrait assez réussi.

Mais en ce jour de première, le 14 mars 1987, l’urgence avait été de remplacer au pied levé Ragnar Ulfung, indisposé. Débarqué deux heures avant le lever de rideau, sans répétitions, Franz Kasemann s’avère un excellent Mime, criard et vindicatif, piailleur et couard et en superbe forme vocale, au point de rivaliser d’intensité avec Kastu. Pratiquement aussi inconnu, Björn Asker, Alberich de grande tradition, noir, vindicatif, agressif, très sonore et fort bien timbré, qui le chante façon Gustav Neidlinger. Et encore Sten Wahlund, un Fafner certes amplifié, mais abyssal et noir comme on aimerait en entendre plus souvent. Ajoutons un oiseau délicieux, Hilde Leidland, qu’on entendit à l’époque dans le même rôle à Bayreuth pour Barenboim, et une Erda un peu chevrotante, Gunilla Söderström, un peu en retrait face aux micros, mais pas sans grandeur ni profondeur sonore.
 
Reste l’orchestre de l’Opéra royal de Suède, très bien mis en valeur par les micros, discipliné mais volubile, souvent emporté, survolté même, mais avec des murmures joliment détaillés et émus, comme pour la découverte de Brünnhilde par Siegfried, un rien prudent aussi parfois, un peu trop lent même mais fondamentalement très investi et superbe de rendu. Responsable de cette réussite, Sixten Ehrling, fort de ses années wagnériennes au Met, propose une version traditionnelle, mais avec tout ce que peut en offrir de convaincant une leçon parfaitement tenue et cohérente, qui porte son attention à faire ressortir le détail instrumental plus que la masse, ce qui permet souvent une autre écoute du discours, souvent plus incisif que de coutume.
 
Bref, si cette version réussie ne remet rien en cause en matière de références anciennes, faute surtout d’un Siegfried absolu, elle peut fièrement apparaître dans une discothèque très spécialisée où elle damera le pion, en énergie, en impact, en instants de folie, en réussites vocales, à nombre de ses rivales contemporaines et non des moindres. Et vu la date, au plein creux du chant wagnérien, elle laissera l’impression qu’on s’en sortait alors mieux à Stockholm qu’ailleurs.
 

Pierre Flinois