Richard Croft (M. A. Gandhi), Bradley Garvin (Arjuna), Richard Bernstein (Krishna), Rachelle Durkin (Miss Schlesen), Molly Fillmore (Mrs. Naidoo), Maria Zifchak (Kasturbai), Kim Josephson (Mr. Kallenbach), Alfred Walker (Parsi Rustomji), Mary Phillips (Mrs. Alexander), Skills Ensemble, dir. Dante Anzolini, mise en scène, Phelim McDermott. Chœurs et Orchestre du Metropolitan Opera.
The Metropolitan Opera HD Live DVD Orange Mountain 5010. 2011. 3h. Distr. Socadisc

Si Einstein on the Beach, créé en Avignon à l’été 1976, avait eu les honneurs du Metropolitan Opera de New York dès la fin de la même année  sans y rencontrer vraiment son public, Satyagraha, créé à Rotterdam en 1980, et certes enregistré en 1984 avec l’orchestre du New York City Opera, aura attendu 28 ans pour paraître sur la première scène new-yorkaise, et Akhnaten, créé à Stuttgart en 1984, 35 ans ! Nul n’est prophète en son pays, mais finit généralement par y être reconnu et fêté.

Assurément, pour se rattraper, le Met en ces deux occasions récentes, a plutôt bien fait les choses. Distributions vocales d’excellence, orchestre envoûtant, chœurs du même niveau, indispensable vu l’importance des scènes chorales, tous surmontant avec maestria les difficultés d’une écriture qui n’est pas leur domaine courant avec sa rythmique qui s’impose dans d’inlassables maelstroms sonores et autant de tournoiements incessants qui exigent une précision sans faille des interprètes. Dans les deux cas, les productions, partagées avec l’ENO, qui essuyait les plâtres à Londres, furent confiées à Phelim McDermott et à son décorateur habituel, Julian Crouch. Dans le cas de Satyagraha, on peut rester quelque peu dubitatif sur ce choix, qui ne donne guère de dynamique au spectacle, l’œuvre étant d’un statisme volontairement convoqué par le compositeur. Il évoque sans véritables actions trois moments de la vie de Gandhi, au début de sa révolution pacifique en Afrique du sud, entre 1893 et 1913, en fait bien avant son installation définitive aux Indes britanniques, sans installer des scènes de genre ni de vraie narration, ce qui demande l’apport d’une imagination poétique forte pour tendre le spectacle vers un niveau supérieur d’intérêt visuel.

Ajoutons la difficulté d’évoquer Léon Tolstoï, avec qui Gandhi entretint une correspondance suivie, de Rabindranath Tagore, le compositeur et poète bengali, chantre de l’antinationalisme, sans pour autant viser comme Gandhi à l’indépendance de la nation indienne, et enfin de Martin Luther King, qui poursuivit l’œuvre de Gandhi aux USA, qui servent de référents aux trois parties de l’œuvre, l’utopie de la Ferme Tolstoï, l’autodafé des cartes d’identités imposées aux Indiens par le gouvernement, et le début des grandes manifestations de désobéissance civile, la satyagraha. Ils sont ici installés de façon iconique dans les niches du décor unique d’un cyclorama, qui reçoit projections de matières assez uniformes, textes en sanscrit et photos de journaux en anglais, comme commentaires des situations.

Autre référent, totalement indien celui-là, et proposé en Ouverture, le fameux combat des Kuruvas et des Pandavas, issu de la Bhagavad-Gita, pilier de la mythologie hindouiste, qui voit Krishna et Arjuna se pencher sur les destinées de ces humains dont les assauts résonnent jusqu’au séjour des dieux. Ce sera l’occasion de faire intervenir de grandes marionnettes de métal et de papier mâché ou d’amalgames de journaux  encollés, dont la démesure anime quelque peu mais pas assez souvent les masses chorales laissées au seul niveau du plancher de scène.

Mais hors de la première scène, de la réussite réelle de la scène de la confrontation de Gandhi rentrant d’Inde à Durban, à la colère des blancs, et sauvé de la lapidation par l’épouse du surintendant de la police locale, comme pour l’étonnant rapport d’échelle entre le pasteur afro-américain du XXe siècle, discourant de dos, à contre jour, et le révolutionnaire indien lançant la Marche de Newcastle, le reste de l’exposé visuel s’avère plutôt répétitif, mais sans que cet apport devienne une partie intégrante du rituel musical, comme ce fut immédiatement le cas dans la production originale de Robert Wilson et Lucinda Childs pour Einstein on the Beach.

Reste alors à la proposition musicale à porter à elle-seule le caractère de l’œuvre. Et c’est bien le cas ici. Forces musicales inspirées, sous la baguette allante et ultra précise de Dante Anzolini, et équipe vocale de haut niveau : citons les chœurs à nouveau, exceptionnels, et la Miss Schlesen de Rachelle Durkin, la fragile Kasturbai (l’épouse de Gandhi) de Maria  Zifchak, l’impressionnant Parsi Rustomji d’Alfred Walker, et les deux dieux de Richard Bernstein et de Bradley Garvin, jouant aisément du pouvoir de leur voix pour ajouter à leur présence, divine mais distanciée. Mais c’est bien le ténor Richard Croft qui fait la soirée, par son aura personnelle, qui s’intensifie au fur et à mesure que la spiritualité s’impose dans son incarnation (le final est saisissant), comme par son chant, magnifique et surtout apte à donner à une partie vocale par essence non naturaliste, cette vie et cette présence humaine qu’il lui ajoute si parfaitement. Son Gandhi est aussi prenant que celui de Ben Kingsley dans le film de Richard Attenborough.

En DVD, on ne trouvait jusqu’à présent que la production conçue par Achim Freyer pour Stuttgart en 1983, avec Dennis Russell Davies, un fidèle de Glass, à la baguette : spectacle aux couleurs vives de la modernité d’alors, par ce sens inné de l’esthétique non conformiste du metteur en scène allemand. La captation, quatre ans après la création mondiale, prenait déjà une valeur historique remarquable. La captation de New York, avec une technique d’image numérique plus performante, ne l’emporte pas pour autant, même si Croft fait pencher la balance par la puissance de l’émotion. Tout amateur de Glass aura les deux, bien entendu.

Pierre Flinois


À lire : Notre compte rendu de Einstein on the Beach de Glass (DVD Opus Arte)