Eleonora Bellocci (Leonora "Fedele"), Paolo Fanale (Florestano), Renato Girolami (Rocco), Marie Lys (Marcellina), Luigi De Donato (Giacchino), Carlo Allemano (Don Pizarro), Kresimir Spicek (Don Fernando) ; Innsbrucker Festwochenorchester, dir. Alessandro De Marchi (Innsbruck, 5-11 aout 2020). Notice en anglais et en allemand. Livret en italien, allemand et anglais.
CPO 555 411-2 (2 CD), 2h29’. Distr. DistrArt Musique.

À l’écoute de cette Leonora ossia l’amor conjugale de Fernando Paer, créée à Dresde en 1804, un an avant la première Leonore de Beethoven, il est bien difficile de ne pas les comparer, d’autant plus que l’adaptation italienne de Foppa et Cinti suit de très près le livret français de Bouilly et qu’on y retrouve, à peu de choses près, le même schéma musical. Pourtant, si Beethoven, comme l’affirme Alessandro De Marchi, avait eu connaissance de la partition de son devancier et si la sienne en porte quelques traces musicales, notamment du côté de l’orchestration, d’évidence les deux œuvres appartiennent à deux mondes stylistiquement très éloignés. Chez Paër, l’élément "bouffe" est nettement plus développé avec une importance bien plus grande accordée à l’intrigue amoureuse entre Marcellina, Giacchino e Fedele (le Fidelio de cette version) dont la thématique parcourt tout le premier acte et fait la matière du premier finale. Marcelline, du reste, apparaît encore à la fin de la scène de la prison que le compositeur traite, comme dans l’opéra de Mayr, L’amore conjugale, tel un moment de suspens et où, dans un duetto vif et brillant, Leonora continue de tromper la jeune fille sur son identité. Bien sûr, on notera la transformation des dialogues parlés en récitatifs secs et une distribution vocale un peu différente (Giacchino est ici une basse tandis que Pizzaro et Don Fernando sont des ténors) mais l’autre différence majeure, est l’absence du chœur. Avec lui disparait la dimension "politique" que l’élargissement à un ensemble de prisonniers donne au destin de Florestan chez Beethoven, et le caractère "grandiose" qu’y prennent les deux finales du I et du II. Cet "affadissement" se perçoit aussi dans le texte, bien moins explicite que celui de Sonnleithner dans le choix du lexique, notamment pour le grand air de Léonore ou celui de Florestano, qui a une résonance nettement plus intemporelle chez Beethoven.
De fait, la tonalité dominante de l’opéra de Paer, plus sentimentale que dramatique, le range du côté du semiseria et son style musical en fait plutôt l’héritier du Mozart des Noces qu’un précurseur du Romantisme. Sa musique toutefois a ses moments d’excellence et constitue une assez heureuse synthèse du style Sturm und Drang et des codes de l’opéra séria italien avec une orchestration très riche et souvent suggestive et une efficacité dramatique incontestable. Le style vocal très orné en revanche reste assez conventionnel et d’une expressivité limitée, reproduisant les codes de la "vocalisation" héritée du XVIIIe siècle. Le grand air de Léonore avec ses trois parties (cavatine, récitatif et air en rondo de style concertant, ce dernier sur un texte d’air de parangon) en est un bon exemple. On voit bien que la caractérisation "musicale" des personnages n’est pas vraiment la première préoccupation du compositeur à travers les deux rôles féminins qui pourraient aussi bien être échangés entre les deux chanteuses qui ont rigoureusement la même tessiture.
C’est du reste une des petites limites de cet excellent enregistrement réalisé sur le vif au festival d’Innsbruck 2020 que cette identité entre les deux interprètes féminines car si Marie Lys au timbre juvénile se révèle une Marcellina d’un naturel exquis, Eleonora Bellocci parait parfois un peu légère pour le rôle plus dramatique de Leonora dont les aigus paraissent la porter aux limites de ses moyens. Du côté masculin, Paolo Fanale donne un beau relief au personnage de Florestano et se révèle très touchant dans la scène de la prison, tandis que les deux basses bien différenciées offrent chacune, à Rocco et à Giacchino, l’âge vocal qui leur convient. Le ténor quasi barytonnant de Carlo Allemano sert idéalement la brutalité de Pizzaro et celui plus lumineux de Kresimir Spicek le très épisodique rôle de Don Fernando. La direction expressive, d’une grande vitalité rythmique d’Alessandro de Marchi est l’élément majeur de cette réalisation basée sur l’édition critique de l’opéra. Par son engagement et sa force de conviction, elle apporte à cette partition sa crédibilité et en transcende le caractère "historique" ou purement documentaire pour en faire un beau moment de théâtre lyrique dont on ne doute pas qu’il devait prendre sa pleine dimension dans le contexte de la représentation.

Alfred Caron