Adèle Charvet (Giulietta), Franco Fagioli (Romeo), Philippe Talbot (Everardo, Teobaldo), Marco Angiolini (Gilberto), Lili Aymonimo (Matilde) ; Choeur et Orchestre de l'Opéra Royal de Versailles, dir. Stefan Plewniak. (Mars 2021). Livret en italien, français et anglais. Notice en français, anglais et allemand.
CD + DVD Château de Versailles Spectacles CVS O44. Distr. Outhere.

Napoléon était un homme du XVIIIe siècle pour ce qui concerne ses goûts musicaux, préférant largement l'opéra italien des Cimarosa et autres Paisiello, aux émules de la tragédie lyrique réformée et de l'opéra révolutionnaire et de leurs épigones, sûrement même aux opéras de son compositeur officiel, le grand Spontini, bien qu'il en fût le « commanditaire » comme dans le cas de Fernand Cortez, opéra destiné à servir de propagande à sa politique. On ne peut pas dire que le Giulietta e Romeo de Zingarelli qu'il entendit en 1796 à la Scala et que, semble-t-il, il aima au point de faire de l'interprète féminine principale sa maîtresse et de l'embarquer avec le primo uomo en France afin de les attacher à sa « musique particulière », soit à la pointe de la modernité. Son langage encore très ancré dans le XVIIIe siècle utilise les « solite forme » et l'air da capo mais il représente une sorte de perfection dans un style destiné bientôt à disparaitre et dont devait naître le belcanto romantique. À travers cette version anthologique, on découvre un compositeur dont l'inspiration, le sens aigu de la déclamation, un raffinement dans l'orchestration dont témoigne la belle ouverture aux accents néo-gluckistes, sont réellement très personnels. Dans la magnifique scène du tombeau de l'acte III se fait jour un génie expressif dans le récitatif accompagné qui dépasse de très loin le simple métier chez un compositeur alors dans la plénitude de ses moyens, faisant oublier l'usage des formules standardisées de l'opéra séria dont le finale du premier acte parait une parfaite illustration.

Sans doute, le talent et les voix des deux grands solistes, la Grassini et le castrat Crescentini, étaient-ils susceptibles de transcender les quelques limites de cette musique et d'enthousiasmer le jeune Bonaparte au point d'en faire "l'opéra de Napoléon" qui se le fit souvent redonner en privé quand il fut Empereur. Les interprètes de cette version, captée à l'Opéra de Versailles, sans être des légendes vivantes comme les créateurs sont également des chanteurs d'exception. En particulier le contre-ténor Franco Fagioli dont l'étendue vocale et la virtuosité impressionnent. Sans posséder la suavité et le timbre pénétrant à la "pureté argentée" que Schopenhauer prête à Crescentini, il apporte beaucoup d'expressivité à son personnage autant dans l'élégie que dans la bravoure. La belle voix chaleureuse d'Adèle Charvet donne une riche musicalité à Giulietta, moins gâtée par la partition qui ne lui offre que deux airs. Philippe Talbot assume avec vaillance les deux rôles du père de Giulietta, Everardo, et avec un peu moins d'évidence celui, plus secondaire, de Teobaldo, son amoureux. Marco Angiolini n'est visiblement pas du tout dans sa tessiture dans le rôle épisodique de Gilberto, l'ami de Romeo. Mais c'est surtout l'engagement de Stefan Plewniak et la vitalité de sa direction précise et enthousiaste à la tête des chœurs et de l'orchestre de l'Opéra Royal aux vents affutés et aux cordes soyeuses qui parviennent à compenser certaines faiblesses de la partition pour donner vie à ce qu'elle a de meilleur et qui se situe surtout du côté de l'écriture vocale. À défaut d'une intégrale, cette édition, écourtée de ses récitatifs et de nombreux numéros, propose une version vidéo de l'enregistrement où la vitalité de la musique est patente. En bonus, on pourra apprécier, filmé en play back dans la salle du sacre de Napoléon, un enregistrement de l'air d'insertion « Ombra adorata, aspetta », dû à Crescentini lui-même. Il ne figure pas dans le CD sans doute parce que Zingarelli le considérait comme « la disgrazia della mia opera », malgré le succès qu'il connut auprès des grandes interprètes, telles la Pasta ou la Malibran, qui reprirent le rôle de Romeo après son créateur, jusqu'à ce que les Capuleti e Montecchi de son élève Bellini ne l'éclipse dans les années 1830.

Alfred Caron