Christian Gerhaher (Simone Boccanegra), Jennifer Rowley (Amelia Grimaldi), Christof Fischesser (Jacopo Fiesco), Otar Jorjikia (Gabriele Adorno), Nicholas Brownlee (Paolo Albiani), Brent Michael Smith (Pietro), Chœurs de l’Opéra de Zurich, Philharmonia Zurich, dir. Fabio Luisi, mise en scène : Andreas Homoki.
Accentus Music ACC 20510. 2h 22’. 2020 Présentation trilingue. Distr. Outhere.

On sait combien la pandémie et sa cohorte de confinements auront suscité les captations de spectacles rendus inaccessibles, et donnés devant des salles vides. Alors que les voici rouvertes peu à peu, commence l’édition de nombre de ces instantanés, qui documenteront cette période si particulière. Si, globalement, le concept de projets conçus bien avant leur réalisation scénique, est préservé, deux absences apparaissent immédiatement en vidéo : celle des réactions d’un public inexistant, ponctuation habituelle de ce type de captations, et tout aussi marquante, celle des chœurs sur scène, rendue impossible pour raisons de sécurité sanitaire. Confinés dans des coulisses invisibles ou, comme à Bayreuth, retransmis de leur salle de répétition par des haut-parleurs sophistiqués et doublés par des figurants mimant leur présence, ils resteront ainsi traités la marque d’une époque, et pas forcément en mal, comme le montre cette captation zurichoise de Simon Boccanegra marquée par la prise de rôle de Christian Gerhaher. C’est une solution mixte qui a été retenue : figurants portant le masque, bien visibles ici, mais réduits à quelques apparitions fugitives et lointaines, et ensemble vocal sans corps présent là, nimbant la scène de son aura, et mettant d’autant plus en relief les solistes qui s’y confondent usuellement, ce qui concentre l’action des grandes scènes de genre en une intimité explosive, tant elle est à fleur de peau, de rapports politiques et humains exceptionnellement denses, dans cet environnement de présence/absence sensible du corps social qui accentue fortement les tensions entre protagonistes, exceptionnellement mises à nu. Ce d’autant plus qu’y excelle ici tout l’art d’Andreas Homoki en tant que directeur d’acteurs, art que la caméra fait ressortir plus encore de son regard incisif, dans un montage très vivant.

Pas de grand spectacle au sens traditionnel donc, tout se passe dans l’entre deux portes et couloirs ceignant les vastes salons d’un grand palais blanc à la rigueur froide toute mussolinienne, qu’une tournette transforme en labyrinthe qui parfois finit par donner le tournis, mais permet habilement de passer de la demeure des Grimaldi en bord d’une mer absente (une grande barque blanche en phagocyte alors l’espace) à la salle du conseil de Gênes (de simples tables et fauteuils bien rangés, puis, prodige de la tournette, bouleversés en un instant par le passage d’une foule restée invisible). Uniformes et costumes stricts, éclairages expressifs, tout ce qu’ont dessiné là Christian Schmidt et éclairé Franck Evin concourt à l’immédiateté de cette dimension intime du politique qui est aussi, au delà des émotions si palpables, comme l‘image finale du Doge partant rejoindre sa compagne et sa fille enfant dans le noir d’une grande porte ouverte, la grande spécificité de l’œuvre telle que revue par Boïto.

Et l’écrin met admirablement en valeur les interprètes, à commencer par Christian Gerhaher dont cette deuxième intrusion dans Verdi, exceptionnelle, fait irrésistiblement penser à celle de Fischer-Dieskau s’attaquant à Rigoletto plus encore qu’à Falstaff, disciplinant un style, un naturel allemands pour les faire entrer dans une italianità toute particulière, discutable sans doute – rien à voir à la façon dont un Ludovic Tézier l’intègre, par exemple – mais d’un pouvoir de séduction réel, auquel participe bien entendu ce même maniérisme du texte qu’il pratique en parfait héritier de son mentor dans sa langue maternelle comme en italien. Ce sort fait à chaque mot, à chaque syllabe, à chaque inflexion – du grand art, incontestablement – pourra gêner comme séduire, c’est en tout cas l’un des points forts de cette interprétation, qui crève l’écran sans faire appel aux grands effets de manches de l’opéra traditionnel tels qu’un Domingo les pratiquait récemment encore en cette œuvre fétiche pour lui.

Face à ce monument, Christof Fischesser, magnifique assurément, semble plus naturel, plus simple, mais pas moins expressif en Fiesco, tandis que le Gabriele d’Otar Jorjikia, d’abord geignard et pas parfaitement juste, se transforme vite en fort ténor peu nuancé, mais incontestable. Excellent Paolo de Nicholas Brownlee, brutal, tourmenté, affolé, parfait méchant de l’histoire. Et très attachante Amelia/Maria de Jennifer Rowley, au bel aigu plein et vibrant, au grave plus généreux encore, ne manquant ni de liberté scénique, ni de présence sympathique.

Invisible dans la fosse, Fabio Luisi mène l’action de main de maître, sans qu’elle faiblisse un instant, et son orchestre est tout simplement magnifique.

Voici en tout cas une version qui vient s’inscrire au faîte des captations disponibles, et qui ravira ceux pour qui le jeu théâtral compte autant que le jeu musical à l’opéra, sans tomber jamais dans les excès du Regietheater.

 

Pierre Flinois