Nicole Chevalier (Leonore), Eric Cutler (Florestan), Gábor Bretz (Pizarro), Christof Fischesser (Rocco), Mélissa Petit (Marzelline), Benjamin Hulett (Jaquino), Károly Szemerédy (Don Fernando). Orchestre symphonique de Vienne, Chœur Arnold Schoenberg, dir. Manfred Honeck. Mise en scène : Christoph Waltz (Théâtre an der Wien, mars 2020). Unitel 803208 (1 DVD). Sous-titres et livret d'accompagnement en français. Distr. DistrArt Musique.

En dépit de la pandémie du coronavirus, l'année 2020 a grandement enrichi la vidéographie beethovénienne grâce aux premières captations de Leonore (Ryan Brown, Opera Lafayette), déjà chroniquée ici, et du Fidelio de 1806. Connue uniquement jusqu'à présent par l'enregistrement de Marc Soustrot (1997, MDG), la deuxième mouture du chef-d'œuvre a été créée au Théâtre an der Wien le 29 mars 1806, soit quatre mois après Leonore. Outre un certain nombre de modifications plus ou moins importantes, cette version comprend deux et non plus trois actes, fait entendre l'ouverture Leonore III (qui se substitue à Leonore II), déplace juste avant le finale du premier acte le trio « Ein Mann ist bald gekommen » et supprime l'air de Rocco « Hat man nicht Gold beineben » (conservé toutefois dans le présent DVD). Beethoven ayant retenu le superbe duo Marzelline-Leonore (« Um der Ehe froh zu leben ») et n'ayant apporté que peu de modifications substantielles au grand air de Leonore ainsi qu'à celui de Florestan, on se situe donc ici davantage dans l'esprit de Leonore que du Fidelio habituellement exécuté.

Pour cette production donnée dans les lieux mêmes de la création, le décorateur Barkow Leibinger a conçu un seul dispositif scénique, soit un gigantesque escalier hélicoïdal éclairé de façon magistrale par Henry Braham, qui sait créer d'envoûtantes atmosphères, notamment lorsque Rocco et Leonore s'engouffrent dans le cachot de Florestan. Dans cet espace atypique mais fascinant, Christoph Waltz se contente hélas d'une simple mise en place dénuée d'idées un tant soit peu originales, les personnages se limitant à s'asseoir sur les marches ou à les descendre. Le deuxième finale nous semble particulièrement indigent, avec les solistes et le chœur tétanisés dans une sorte de stupeur en contradiction avec l'exultation enfiévrée de la partition. Tous les personnages, y compris Leonore et Florestan, fixent alors avec obstination l'horizon sans aucunement interagir avec leurs voisins, puis dévalent l'escalier avant que la scène ne disparaisse complètement dans une lumière blanche.

Peut-être en raison de l'absence du public, l'interprétation, quoique d'un très haut niveau, n'atteint pas tout à fait à l'intensité qu'appelle le sujet. L'ouverture donne le ton : admirable d'équilibre et de beauté sonore, elle manque un peu d'incandescence. Manfred Honeck et les Wiener Symphoniker font preuve de trop de retenue pour réellement nous bouleverser, à l'exception notable du quatuor « Er sterbe ! Doch er soll erst wissen », où l'urgence dramatique est enfin palpable. La tension diminue ensuite rapidement, entre autres dans un chœur final très sec, pour ne pas dire haché. Cela étant, l'excellence du chœur Arnold Schoenberg et de presque tous les solistes compense cette relative déception. Nicole Chevalier possède à la fois le timbre juvénile, l'agilité et la puissance vocale qui rendent sa Leonore extrêmement convaincante. Si l'on fait abstraction de la fin du grand duo avec Florestan qui la pousse dans ses retranchements, elle offre une endurance et une maîtrise du rôle fort impressionnantes. Elle forme un couple parfaitement apparié avec le Florestan racé, solide et nuancé d'Eric Cutler, à l'émotion peut-être légèrement trop contenue. Grâce à son jeu naturel et à sa voix exquise, Mélissa Petit campe une Marzelline idéale, qui ne craint pas de s'affirmer face au Jaquino au caractère bien trempé de Benjamin Hulett. Doté d'un superbe timbre de basse aux riches harmoniques, Christof Fischesser est un Rocco au chant policé on ne peut plus attachant. Un peu brut de décoffrage et guère doué comme acteur, le Pizarro de Gábor Bretz constitue le maillon le plus faible d'une distribution que complète le Fernando digne et bien chantant de Károly Szemerédy. À défaut d'une proposition scénique satisfaisante, ce Fidelio s'avère néanmoins passionnant sur le plan musicologique et pour la Leonore vibrante de Nicole Chevalier.

Louis Bilodeau