Patrizia Ciofi (Elle), Noa Frenkel (sa Voix intérieure), Dietrich Henschel (Lui), Terry Wey (sa Voix intérieure), Frauke Aulbert (la Voix), Uli Fussenegger (le joueur de contrebasse). Ensemble Nikel, Ensemble Vocal, Orchestre du Deutsche Oper Berlin, dir. Johannes Kalitzke ; mise en scène Claus Guth. Réalisation Uli Aumüller (Deusche Oper Berlin, 2019).
DVD Naxos 2.110673. Distr. Outhere. Durée 87 minutes + 85 minutes (bonus), Notice anglais-allemand, sous-titrage anglais-allemand-japonais-coréen.

C’est une « enquête sur l’amour » que propose Chaya Czernowin avec Heart Chamber, ouvrant par ce sous-titre la double perspective de l’observation scientifique et de l’enquête judiciaire. Et de fait, la trame dramaturgique consiste en la dissection méticuleuse du processus amoureux depuis la première rencontre. À la froideur clinique, la compositrice préfère manifestement une approche aussi physiologique que psychologique. Avec le concours d’une vidéo (rocafilm) qui prend en charge les éléments narratifs et la contextualisation des situations, le livret peut se concentrer sur des dialogues souvent lapidaires, faits de mots isolés ou de phrases brèves, même s’il intègre, par le truchement des « voix intérieures » des deux protagonistes, des monologues. Outre son apport dramaturgique – concordance ou divergence de ce qui est verbalisé et ce qui est pensé –, ce dédoublement élargit le spectre polyphonique en même temps qu’il prolonge le couple principal soprano-baryton par un alliage plus rare contralto-contreténor.

Mais ce huis-clos psychologique tend à drainer une vision pathologique du sentiment amoureux, où prévaut une exigence d’absolu doublée d’un rapport possessif à l’autre. La vocalité développée par Czernowin est pour beaucoup dans ce climat électrique. Outre la forte présence du souffle, de la respiration et du murmure, autant de modes d’émission qui requièrent la sonorisation non seulement des solistes, mais aussi de l’ensemble vocal, outre un sprechgesang qui pourra sembler un peu daté, domine une voix volontiers saturée et étranglée. C’est chez Patrizia Ciofi que cette introversion extrême est la plus frappante, au point que le mouvement expressif centripète qu’elle engendre apparaît comme l’essence même du rôle. Bien qu’il soit le plus souvent en tension, avec lui-même et avec sa partenaire – tension qui semble inscrite de façon programmatique dans le demi-ton vers lequel converge le long solo initial de contrebasse – Dietrich Henschel se tient à l’orée du lyrisme, et Terry Wey apporte quant à lui des éléments de fluidité.

Au climax émotionnel de l’opéra, un fougueux baiser – symbole involontaire de l’avant-Covid – scellant la rencontre physique entre les deux protagonistes, correspond le moment le plus dense musicalement. Les fréquents glissandos, qui s’étendent sur des périodes de temps assez longues contribuent comme les mouvements exécutés au ralenti — exercice difficile pour les chanteurs et même pour les danseurs, qui le réalisent avec une fluidité relative – à un temps suspendu et introspectif. Bien que l’orchestre et les quatre musiciens de l’ensemble Nikel concourent avec une matière riche en souffle, en friction et en poudroiement à la sensation d’une plongée dans la physiologie de l’émotion amoureuse, on ressent à plusieurs reprises un fléchissement de la courbe dramaturgique. Dans le domaine de l’écologie sonore – physiologique et environnementale – Sciarrino est plus convaincant. On préfère ici les passages de polyphonie chorale et les couleurs harmoniques qui se dégagent de longues tenues, ou encore les interventions de cuivres graves aux résonances presque wagnériennes, qui cristallisent bien mieux les moments décisifs de l’action psychologique.

Cet opéra regorge de bonnes idées. Le décor tournant offrant au regard deux faces distinctes (l’espace public et l’espace privé), les mouvements en marche arrière suggérant un temps réversible qui affecte les personnages de façon sélective, le flashback offrant à la rencontre dans l’escalier plusieurs alternatives, dont une abolissant même ladite rencontre, tout cela offre un indéniable potentiel dramaturgique. De même, l’orientation d’une partie électronique sophistiquée (Experimentalstudio de la SWR) vers le domaine très en vogue de l’ASMR (stimulation de physique de la zone méridienne du crâne par la sensualité sonore) prend tout son sens dans un tel contexte. On ressent cependant une certaine frustration, émanant autant de la mise en scène de Claus Guth que du texte et de la musique elle-même, qui prend racine dans la sensation persistante d’une esthétisation auto-contemplative. De même que la vocalité frôle par moments le maniérisme, que la vidéo déborde largement sa fonction narrative pour monopoliser le champ visuel, la projection des mots qui constituent les dernières répliques des chanteurs semble tenir davantage de la posture esthétique que d’une nécessité expressive. Et si Chaya Czernowin avait sans doute de bonnes raisons d’écrire elle-même son livret, pourquoi fallait-il que celui-ci fut rédigé en anglais, lingua franca qui n’est ni celle du public berlinois de la création, ni celle de la majorité des chanteurs, ni même celle de la compositrice ?

 

Pierre Rigaudière