Elizaveta Sveshnikova (Astrée), Eva Zaïcik (Libye), Victoire Bunel (Théone), Léa Trommenschlager (Climène), Mathias Vidal (Phaéton), Cyril Auvity (le Soleil, la Déesse de la Terre), Lisandro Abadie (Saturne, Epaphus, Jupiter), Viktor Shapovalov (Protée). Le Poème Harmonique, chœur et orchestre musicÆterna, dir. Vincent Dumestre, mise en scène : Benjamin Lazar (Versailles, juin 2018).
CVS015 (1 DVD + 2 CD). Notes et résumé en français, anglais et allemand. Distr. Outhere.

 

Malgré les beautés de la partition et l’intérêt d’une intrigue complexe dont Quinault met en relief, comme rarement, les ressorts psychologiques, Phaéton (1683) n’est pas la tragédie lyrique de Lully dont le titre se présente le plus spontanément à l’esprit. Et pour cause : les reprises modernes se comptent sur les doigts d’une main : à Lyon, en 1993 avec Howard Crook, Jennifer Smith, Rachel Yakar et les Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski, dont l’enregistrement (Erato, 1994) ne sera rejoint que par celui, réunissant Emiliano Gonzalez Toro, Ingrid Perruche, Isabelle Druet et les Talens Lyriques menés par Christophe Rousset, réalisé conjointement à l’exécution concertante au Festival de Beaune en juillet 2012 (UGS).

Agréablement captée en direct à l’Opéra Royal du Château de Versailles en juin 2018, la seconde réalisation scénique moderne avait vu le jour en Russie, et l’on imagine sans difficulté que les solistes, le chœur et les archets de l’ensemble musicÆterna venu de l’Opéra de Perm (infiltré de membres du Poème Harmonique pour les vents) n’ont pas plaint leur peine pour faire rayonner Phaéton dans le palais du Roi Soleil.

Clin d’œil sans doute aux traditions révisionnistes de l’ex-URSS, le dénouement a été modifié : Phaéton n’est pas abattu en plein vol par la foudre de Jupiter, mais liquidé, d’une balle dans la nuque par Astrée, déesse de la Justice, sur ordre d’un chanteur qui vient de se draper en Jupiter. Comme il tenait auparavant le rôle d’Epaphus (rival en amour de Phaéton), le spectateur, oubliant la sanction divine de l’hybris, n’aura le choix qu’entre parade brutale à la menace de réchauffement (l’apparition de la Déesse de la Terre, en pompier noirci par les cendres, le suggère) et, plus probablement, la liquidation d’un gêneur, façon KGB.

Est-ce pour signifier que la condamnation n’attendra pas la faute qu’Astrée, dès le prologue, joue avec un revolver ? Pauvre Elizaveta Sveshnikova, soit dit en passant, dont d’épaisses lunettes masquent le beau visage et les yeux d’acier. La laideur banale de son vêtement moderne étendue à ses suivantes, puis aux servants de Saturne, contraste avec la somptuosité, plus ostentatoire qu’élégante, des costumes des héros et semble un autre clin d’œil aux conventions du socialisme défunt.

Le choix élitiste (à l’inverse) de la prononciation française restituée n’ajoute guère qu’une distanciation sinon un exotisme. Facilite-t-elle la sonorité et la projection ? Le fait est, stupéfiant, qu’on ne perd pas un mot ; en salle ce devait être moins évident. La gestuelle baroque pourrait soulever les mêmes objections tant ses codes risquent de sonner faux sans la grâce qui lui confère son éloquence. Doit-elle être appliquée au moindre mouvement ? Ce n’est pas le cas et la direction d’acteurs de Benjamin Lazar trouve un juste équilibre entre réalisme et symbolisme.

Enfin, en l’absence de danseurs, le parti de chorégraphier la chaconne en projetant un montage soigneusement rythmé de parades militaires (filmées dans des pays où la discipline confère un sérieux létal aux enjambées, contorsions et jongleries les plus extravagantes), rappelle l’expression : faute de grives, on mange des merles… Expression doublement pertinente en l’occurrence, car le gosier des unes étant moins musical que celui des autres, elle souligne que la distribution reste, sous la direction captivante de Vincent Dumestre, le point fort de cette production.

Par sa voix, ses regards et ses attitudes, Mathias Vidal, qui peut se montrer sensible aux reproches de son amante et froidement déterminé à satisfaire ses ambitions, avec l’arrogance des faibles, traduit l’ambivalence du héros antipathique et touchant. Les rapports toujours tendus qu’il entretient avec ses partenaires contribuent à les mettre en valeur, de même que la douleur dans laquelle ses décisions les plongent. En premier lieu ses amantes : sa chère Théone, dont il doit se défaire pour épouser (par stratégie) Libye qui n’ose en rêver… deux figures contrastées qui, pour s’opposer entre elles ou s’adresser à lui, trouvent chez Victoire Bunel (Théone) des accents pathétiques, blessés et, chez Eva Zaïcik (Libye) le timbre rond, sensuel du premier amour. Enveloppantes, la douceur maternelle, la gravité de Léa Trommenschlager (Climène) confirmant à son terrible enfant qu’il est bien le fils du Soleil, réservent une séquence d’un lyrisme touchant d’intériorité à laquelle feront pendant les vaines tentatives de Cyril Auvity - voix lumineuse, attendrie par les retrouvailles puis suppliante - pour raisonner l’intrépide.

Avec trois personnages à son actif, Lisandro Abadie ne le cède en rien, vocalement et dramatiquement, à Mathias Vidal ; en atteste la grande scène où ils s’opposent. Mais, s’il fallait désigner l’instant le plus poignant, gravé dans la mémoire, ce serait sans doute l’annonce par le devin Protée du destin de Phaéton. Terrifié et terrifiant, Viktor Shapovalov crève littéralement l’écran en s’effondrant. Est-ce vériste ou baroque ? N’importe, on n’est jamais trop ému.


Gérard Condé