Heather Buck (Haroun Khalifa), Stephen Bryant (Rashid Khalifa), Matthew DiBattista (Snooty Buttoo), David Salsbery Fry (Butt the Hoopoe), Brian Giebler (Iff the Water Genie), Wilbur Pauley (Mali / King of Gup), Michelle Trainor (Oneeta / Princess Batcheat), Neal Ferreira (Mr. Sengupta / Khattam-Shud), Heather Gallagher (Soraya), Boston Modern Orchestra Project and Chorus, dir. Gil Rose (Boston, janvier 2019).
BMOP/Sound 1075. Notice et livret en anglais. Distr. amt public relations.


Haroun and the Sea of Stories (2004) tient du conte lyrique, et comme souvent avec les contes, offre une double lecture. Nul besoin cependant d’ouvrir un double fond pour saisir le sens politique d’un opéra fondé sur le livre éponyme de Salman Rushdie, adressé aux adultes autant qu’aux enfants et écrit peu de temps après Les Versets sataniques, dans l’angoisse de la fatwa consécutivement lancée contre l’auteur en 1989. Il est question ici du combat de la dictature contre l’imagination, et on n’en nourrit que plus d’admiration pour l’absence de pathos d’un texte dont le librettiste James Fenton a conservé l’esprit tout en en resserrant le rythme, en ménageant des espaces pour les airs et en ajoutant le plus souvent des rimes.

Charles Wuorinen, dont on avait beaucoup apprécié le second – et dernier – opéra Brokeback Mountain, est maître d’un langage musical qui embrasse idéalement ce livret virevoltant truffé de jeux de mots aux faux airs de Lewis Carroll. Sur une base dodécaphonique très malléable et susceptible de se colorer de consonances, le compositeur déploie une écriture énergique, réactive, qui charrie un abondant flux d’idées dont les connexions parfois inattendues créent la trame subtile des aventures gigognes de Haroun et de son père Rashid.

On entre dans le vif du sujet avec une mélodie orientalisante chantée sur bourdon par Soraya, mère de Haroun, seul personnage à drainer, encore qu’avec une très grande parcimonie, cette couleur locale. L’ample mezzo de Heather Gallagher convient tant à la sérénité rassurante du chant maternel qu’au mystère envoûtant du conte oriental. Puis on bascule sans transition dans une texture polyphonique nourrie d’un dodécaphonisme très enjoué. Le chœur de la scène suivante prend des airs de comédie musicale façon Bernstein, mais en version atonale. Avoir confié le rôle du jeune Haroun à une soprano est une riche idée, tout comme celle d’avoir fait appel à Heather Buck, qui se montre remarquable d’un bout à l’autre et jamais ne faiblit, alors qu’elle est sollicitée en permanence. Sa voix claire, radieuse et précise illumine l’opéra, en même temps qu’elle démontre qu’une ligne mélodique riche en grands intervalles peut sembler couler de source. Père et fils chantent souvent de concert, et les passages où ils le font à l’octave sont d’une justesse irréprochable.

Le baryton-basse Stephen Bryant dote son Rashid d’une énergie d’autant plus vivifiante que le personnage tend par moments vers un traitement buffa. Mr. Sengupta et Khattam-Shud, deux faces d’un seul et même personnage duplice, sont incarnés par le ténor Neal Ferreira, dont la voix incisive se met au service du caractère maléfique du tyran. C’est aussi à un ténor que revient la figure d’abord grotesque, puis finalement attachante de Snooty Buttoo, et comme Neal Ferreira, Matthew DiBattista assume la dimension presque cartoonesque de son rôle sans basculer dans la farce. Si la soprano Michelle Trainor s’offre momentanément une voix braillarde à l’intonation approximative pour se faire l’écho du chant ravageur de la princesse Batcheat, son sens de la mesure garantit là encore une drôlerie sous contrôle.

Outre ce casting sans faute, outre l’énergie d’un chœur qui réunit le meilleur du musical et de l’opéra, on goûtera la réactivité d’un orchestre qui donne tout son impact à une écriture très active et propice à intégrer dans le chaudron dodécaphonique une touche d’harmonie spectrale (le paysage somptueux de la vallée de K), un hoquet de cuivres, la figure en boucle de la machine à brasser le poison, les nappes de cordes d’une « night music », une pseudo-ballade des temps anciens, des flûtes-oiseaux, le fracas de percussions guerrières, ou encore des clins d’œil aux cuivres wagnériens et aux cloches de Big Ben. Comme chez Stravinsky, et un peu aussi dans l’esprit d’un Oliver Knussen, cet orchestre brillant et volontiers fauviste se soucie bien davantage d’une polyphonie de lignes que d’une fusion des corps sonores.

On ne pouvait imaginer hommage plus vibrant à Charles Wuorinen, grand compositeur récemment disparu.


Pierre Rigaudière