Luca Salsi (Simon Boccanegra), Marina Rebeka (Amelia Grimaldi), Charles Castronovo (Gabriele Adorno), René Pape (Jacopo Fiesco), André Heyboer (Paolo Albiani), Chœurs de l’Opéra de Vienne, Orchestre Philharmonique de Vienne, dir. Valery Gergiev, mise en scène : Andreas Kriegenburg (Salzbourg 2019).
Unitel/C Major 802608 (2 DVD). 2019. 2h22. Notice et synopsis en ang., all. et fr. Distr. DistrArt Musique.

Très contemporain d’images, ce Simon Boccanegra signé Andreas Kriegenburg, capté à Salzbourg l’été 2019 : dès l’ouverture du rideau, les génois, imperméables foncés, sont scotchés à l’écran de leur téléphone mobile en quête des derniers flashs d’infos et slogans politiques (type « Make Genoa great again »« Forza Simone »…) projetés sur le décor pour informer le spectateur - à qui l’on a demandé, bien entendu, d’éteindre le sien - du contexte politique de l’an 1339, assez semblable à celui d’aujourd’hui, en Italie, ou ailleurs. Costumes cravates pour Simon devenu Doge - au Prologue, il portait la parka - et sa cohorte d’hommes en noir et oreillettes, pour Fiesco, pour Paolo même, Gabriele Adorno osant seul le t-shirt blanc sous la veste noire ; et dames du peuple habillées elles aussi strict, façon DDR, faisant face à l’exception d’Amelia en robe légère vert tendre : privilège des deux amoureux, qui peuvent se permettre le hors-norme dans une société exacerbée par les tensions, mais bien formatée ? 

Le décor unique, signé de Harald B. Thor, complice habituel du metteur en scène, est tout aussi contemporain : avec son immense hall de béton architectonique gris clair, plafond rampant et tournette en cylindre intégrant un escalier monumental, il évoque les vastes lobbies des grands groupes cotés en bourse ou des parlements de l’ère moderne. Un immense rideau de tulle blanc pour masquer la demeure des Grimaldi au Prologue, un recoin de verdure pour donner un peu de palpabilité au jardin de la résidence d’Amelia vingt ans plus tard, la mer visible au loin par deux fois : le regard ainsi posé, rappelant les principes de la proposition de Johan Simons à Paris voici 14 ans, sera froide dissection d’un pouvoir populiste et solitaire, qui gère par à-coups la turbulence des masses et les complots des nervis. Masses qui seront ici les moins bien traitées par le metteur en scène : leur révolte au Conseil les laisse en rangs bien sages, portable en main, pour photographier les querelles des puissants, lecture trop univoque de l’emportement de la partition. De toute façon, la direction d’acteurs expose surtout, sans enflammer les corps, une lisibilité totale des drames personnels, du couple amoureux au Doge ayant retrouvé le bonheur, du grand-père vengeur au traître trop visible, mais sans aller plus loin. Seules les scènes intimistes réussissent à donner un peu de validité à ce propos scénique de fait trop banalisé.

Si la scène peine à emporter l’adhésion, la partie musicale sauve la mise sans convaincre absolument. C’est d’abord le fait de Valery Gergiev, revenu en hâte de Russie pour laquelle un décès cruel l’avait obligé à quitter le Tannhäuser de Bayreuth, prévu deux jours avant la première salzbourgeoise de Simon ici captée, et pas au meilleur de sa forme. Sa direction aux lenteurs exagérées peine à tendre l’action de bout en bout, laissant des tunnels s’imposer çà et là pour de trop longues minutes de statisme orchestral, rares chez lui, d’ailleurs également sensibles dans le Tannhäuser pré-cité. Mais le Philharmonique de Vienne sait faire son Verdi, et compense en couleurs, en dynamique, en puissance sonore, en raffinement des timbres, sauvant sans peine de l’ennui réel ces scènes un peu sacrifiées par la battue. La distribution emboîte le pas, sans être d’absolue exception. Que le meilleur élément en soit le splendide Gabriele Adorno de Charles Castronovo en est un symptôme : son chant incontestable et rayonnant, aussi franc qu’élégant, est un accomplissement. Ce n’est certes pas celui du Doge plébéien de Luca Salsi qui lui fera de l’ombre : efficace, assurément, probe de chant tout autant, honnête comédien, mais sans aura, il ne trouve pas dans sa dignité de dirigeant la classe qu’on attend pour ce rôle inscrit parmi les grandes figures de princes verdiens. De la classe, le Fiesco de René Pape n’en manque certes pas, et son chant, un rien moins stupéfiant que naguère, reste aussi majeur que sa présence d’acteur ; seul reproche à lui opposer, une italianité fortement germanique d’accents. Marina Rebeka en impose également : elle a l’ambitus sonore et le côté poétique et volontaire à la fois d’Amelia, mais on peut ne pas apprécier ce graillon permanent dans le timbre qui ne lui donne pas la pureté magique requise pour son air initial, et cette projection du médium et de l’aigu qui reste souvent incertaine.

De fait ce Boccanegra portant peu à l’éblouissement fut bien le spectacle le moins impressionnant du Festival 2019, et le DVD n’y change rien. Sur ce support, on préfèrera donc, en l’absence inexcusable de la version scaligère de Giorgio Strehler et Claudio Abbado, devenue légendaire, les captations de Vienne (Peter Stein, Daniele Gatti, Thomas Hampson, Cristina Gallardo-Domas, Ferruccio Furlanetto) et de la Scala (Federico Tiezzi, Daniel Barenboim, Placido Domingo, Anja Harteros et Furlanetto encore).


Pierre Flinois