Stephen Costello (le duc de Mantoue), Vladimir Stoyanov (Rigoletto), Mélissa Petit (Gilda), Miklós Sebestyén (Sparafucile), Katrin Wundsam (Maddalena, Giovanna), Kostas Smoriginas (le comte de Monterone), Wolfgang Stefan Schwaiger (Marullo), Paul Schweinester (Borsa), Jorge Eleazar (le comte de Ceprano), Chœur du Festival de Bregenz, Chœur philharmonique de Prague, Wiener Symphoniker, dir. Enrique Mazzola, mise en scène : Philipp Stölzl (Festival de Bregenz, 17-18.VII.2019).
Unitel/Cmajor 751608. Notice et synopsis all./angl./franç. Distr. DistrArt Musique.


Fidèle à sa tradition, le Festival de Bregenz proposait en 2019 un Rigoletto spectaculaire, dont l’immense décor-concept installé sur la Seebühne semble destiné à éblouir l’œil du spectateur avant même la première note de musique. Et ça marche.

D’une part, parce que le thème qui préside à la scénographie (le cirque) est une valeur sûre : faire du Bouffon un clown tragique paraît couler de source, et a d’ailleurs déjà été expérimenté (par Robert Carsen au Festival d’Aix-en-Provence, en 2013). L’idée trouve son écho dans un décor anthropomorphique (signé du metteur en scène Philipp Stölzl et de Heike Vollmer) : au centre, une tête de clown géante, mobile et aux éléments articulés (les yeux, la bouche), dont les expressions sont démultipliées par des lumières inventives (de Georg Veit et Philipp Stölzl) ; sur les côtés, ses mains, géantes aussi, l’une aux doigts articulés, l’autre tenant une montgolfière (réplique du petit ballon d’hélium que tient sur scène Rigoletto), qui s’élèvera à 45 m du sol lors de la mort de Gilda (comme accompagnant son âme et ses dernières visions : « Lassù nel ciel… »). Tout exprime combien le duc de Mantoue est maître de son Bouffon, corps et âme : depuis cette tête de clown, il commande à un terrain de jeu qui n’est autre que Rigoletto lui-même. La cour du Duc forme un grouillant peuple circassien (où l’on retrouve logiquement les attributions vues chez Carsen, tel Sparafucile en lanceur de couteaux), presque effrayant de joie forcée (épatants costumes carnavalesques de Kathi Maurer), sous l’emprise de ce dompteur à l’habit flamboyant. Giovanna étant dessinée en bonne sœur fellinienne (bas résilles inclus), bien fausse mère-la-morale, il paraît même normal de voir son interprète revenir en Maddalena-assistante sexy du lanceur de couteaux. Tout tient.

D’autre part, la réalisation soignée fourmille d’idées intelligentes, au long cours ou dans l’instant. À l’habituelle armée de figurants convoquée pour meubler le gigantisme de la scène, Philipp Stölzl substitue des troupes voltigeuses (les acrobates aériens du Wired Aerial Theatre de Liverpool, aux évolutions dansées à l’élastique) et bien réglées (les déplacements des chœurs sont aussi exacts qu’éloquents, malgré le relief du décor). La dislocation progressive du visage géant le transformera en tête de mort, à l’image d’un Rigoletto détruit par sa pourriture intérieure. Même ce qui pourrait sembler gratuit, uniquement justifié par le « défi Bregenz », fait sens : ce faux Rigoletto qui, pendant le Prélude, court en plein ciel et se trouve précipité dans l’eau du lac par une pichenette de la main géante ; le céleste et néanmoins terrifiant « Gualtier Maldè » de Gilda, à cheval sur le rebord de la nacelle de sa montgolfière, à plus de 15 m du sol, et comme aspirée par ses kidnappeurs postés dans la tête de clown. Au-delà de la prouesse technologique, voici un « Rigoletto en scène » pertinent et stimulant, tout en restant lisible. Sa seule limite ? L’immensité de son espace scénique, qui rend difficile l’immersion du spectateur dans l’action, malgré la réalisation éloquente et virtuose de Felix Breisach. Mais, pour le coup, l’orage final, stroboscopique à grande échelle, fait un effet certain par ce gigantisme même et par le plein air : pour un peu, on y croirait !

Musicalement, on est aussi à la fête, d’autant que la captation magnifie les bénéfices du nouveau système de sonorisation du Festival (le BOA : Bregenz Open Acoustics) : l’équilibre voix/orchestre paraît moins artificiel que d’habitude et les voix sont ici magnifiquement rendues, donnant l’impression de chanter non en extérieur (avec toute la fatigue que cela peut induire) mais dans une acoustique ronde qui les porterait généreusement : on croirait parfois écouter un enregistrement de studio – nonobstant les (rares) petits décalages inhérents au dispositif de Bregenz. Enrique Mazzola sait respirer mais aussi fouetter le sang de la musique (comme à l’entrée de Gilda, qu’on n’a jamais entendue aussi électrique) ou en saisir le galbe dansant, profitant de phalanges de belle présence (splendide « Scorrendo uniti » du chœur). Le Duc de Stephen Costello affiche une forme crâne : timbre rond et chaud, chant stylé et aisé sur toute la tessiture, belle autorité de la présence ; chaque intervention convainc, séduit, accroche agréablement l’oreille sans pâlir face à l’illustre généalogie des interprètes du rôle, sachant doser le panache et la nuance. Le Bouffon de Vladimir Stoyanov est d’un lyrisme éperdu, prudent peut-être… ou tout simplement magistral de maîtrise (la voix ne se dépare jamais de sa conduite et de son timbre mordant, jamais débordée par l’émotion ou le drame), musicalement infiniment verdien, et à l’amble de l’orchestre : très beau « Cortiggiani ». Mélissa Petit est une Gilda fruitée et de belle eau, frémissante et touchante, seulement desservie par son costume de poupée qui réduit visuellement la jeune femme à une petite fille. Sparafucile profond et noir de Miklós Sebestyén, et très bons comprimari, où l’on note un Borsa vêtu-maquillé-perruqué en Klaus Nomi (époque Cold Song) – amusante touche visuelle dont on ne comprend néanmoins pas la raison d’être.

Une des belles propositions « rigolettiennes » à garder dans sa vidéothèque, rendant compte d’une production qui pourrait à elle seule réconcilier avec le plein air spectaculaire les plus récalcitrants… d’autant qu’on en goûte finalement mieux toutes les richesses devant son petit écran.

Chantal Cazaux


(Représentation du 31 juillet, avec une distribution sensiblement différente, chroniquée ici par Alfred Caron).