Iréne Theorin (la princesse Turandot), Raùl Giménez (l'empereur Altoum), Andrea Mastroni (Timur), Yolanda Auyanet (Liù), Gregory Kunde (Calaf), Joan Martín-Royo (Ping), Vicenç Esteve (Pang), Juan Antonio Sanabria (Pong), Gerardo Bullón (un Mandarin), Chœur et Orchestre du Teatro Real de Madrid, dir. Nicola Luisotti. Mise en scène : Robert Wilson (Madrid, décembre 2018)
Bel Air Classiques BAC 170. Synopsis et notice en fr., ang. et ital. Distr. Outhere.

 

Fidèle à ses partis pris esthétiques - une approche visuelle entièrement graphique, des poses hiératiques pour les protagonistes, un savant travail sur la couleur et la lumière -, la mise en scène de Bob Wilson colle remarquablement bien au caractère de conte symboliste qui sous-tend la Turandot de Puccini dans cette production créée à Madrid en décembre 2018. Si la Chine du livret est encore bien présente, c’est sur un mode entièrement stylisé, notamment à travers les costumes tout à la fois sobres et aux lignes magnifiques. De simples panneaux coulissants suffisent à suggérer les espaces, le tout baignant dans une atmosphère nocturne tout en camaïeu de bleus où quelques touches de rouge viennent ponctuellement évoquer le sang versé et la cruauté de la Princesse de glace. À part les trois ministres, traités comme un trio de marionnettes sautillantes se moquant en permanence des personnages et des situations (l’un d’entre eux finit même par s’endormir pendant le récit de Turandot, sans doute pour l’avoir trop entendu), les autres personnages sont réduits à autant de figures emblématiques aux gestes limités auxquels seul le chant peut apporter une certaine épaisseur humaine. Calaf, Timur et Liù, livides et vêtus de costumes incolores, y prennent un côté quelque peu irréel qui les isole du reste du plateau. L’ensemble des mouvements subtilement chorégraphiés et le raffinement visuel créent un sentiment de fascination certain. Toutefois, le message du metteur en scène reste finalement assez énigmatique. Lorsque la Princesse annonce à son père avoir découvert le nom de l’étranger, celui-ci disparaît purement et simplement et elle reste seule au milieu de la scène face au public, tandis qu'une ligne blanche descendue des cintres vient la désigner. Est-ce une façon de signifier qu'à l'instar de l'affirmation de Calaf à la fin de leur duo, « Hai vinto tu ! », la Princesse de glace a triomphé et reste seule, enfermée dans sa pureté inatteignable ?

La distribution d’une grande homogénéité, portée par la direction puissante de Nicola Luisotti, se révèle à la hauteur de l’enjeu. Iréne Theorin possède toute la vaillance nécessaire pour affronter la tessiture meurtrière du rôle-titre, avec une petite tendance à se concentrer trop sur ses aigus qui paraissent parfois un peu criés, mais elle reste assez monolithique d'un bout à l'autre de l'opéra et n'émeut guère dans le duo final. Lui répond le Calaf de Gregory Kunde qui, à 64 ans sonnés, fait valoir une voix large de spinto parfaitement conduite, gérant de façon impressionnante les aigus d’un rôle auquel il apporte une noblesse et une expressivité remarquables. Le vibrato large du grand lyrique de Yolanda Auyanet donne une maturité inhabituelle au personnage de Liù et beaucoup de musicalité à ses deux grands airs, tandis que l'authentique voix de basse noble d'Andrea Mastroni offre à Timur une profondeur sans grandiloquence. Emmené par le baryton soyeux de Joan-Martín Royo, le trio des ministres se révèle aussi efficient face aux exigences de la mise en scène qui les met à rude épreuve que sur le plan vocal. Une mention pour l'élégant Empereur du vétéran Raùl Giménez qui évite toute caricature et pour les chœurs remarquablement homogènes du Teatro Real à qui cette version quasi oratorienne bénéficie largement. Au total, on saluera une lecture d'une grande cohérence musicale et une mise en scène que sa beauté visuelle et sa pleine réussite destinent, à n'en pas douter, à devenir rapidement un « classique », comme l'a été en son temps la production de Madame Butterfly du même Bob Wilson.  

Alfred Caron

Sortie : le 22 mai