Heiko Trinsinger (Hans Heiling), Jessica Muirhead (Anna), Rebecca Teem (la Reine des Esprits de la terre), Bettina Ranch (Gertrude), Jeffrey Dowd (Konrad), Karel Martin Ludvik (Stephan), Hans-Günter Papirnik (Niklas), Essener Philharmoniker et chœur du théâtre Aalto d'Essen, dir. Frank Beermann (live, 2018).
Oehms Classics OC 976 (2 CD). Présentation en allemand et en anglais ; livret en allemand. Distr. Outhere.

 

« Grand opéra romantique » en un prologue et trois actes créé au Hofoper de Berlin en 1833, Hans Heiling de Heinrich Marschner (1795-1861) constitue un maillon essentiel entre Weber et Wagner. Au départ, le librettiste et chanteur Eduard Devrient (1801-1877) destinait son livret à son ami Mendelssohn, avec lequel il avait chanté la partie du Christ lors de la fameuse exécution de la Passion selon saint Matthieu de Bach en 1829, mais qui n'en voulut pas en prétextant la trop grande parenté avec Le Freischütz. Son choix se porta ensuite sur Marschner, alors directeur du théâtre de cour de Hanovre, qui avait déjà triomphé avec Le Vampire (1828) et Der Templer und die Jüdin (1829). Après la création, avec Devrient dans le rôle-titre, l'ouvrage fit l'objet de nombreuses reprises un peu partout en Europe, mais la France dut attendre jusqu'en 2004 avant de le découvrir à Strasbourg.

Très wagnérien avant l'heure, le sujet montre comment Hans Heiling, roi des Esprits de la terre, quitte son domaine surnaturel pour connaître l'amour d'une femme, Anna. Prenant conscience de la véritable nature de son fiancé, celle-ci se détourne de lui et décide d'épouser plutôt le chasseur Konrad. Sur le point d'assouvir sa vengeance contre ceux qui l'ont trahi, Heiling obéit à sa mère, abandonne toute velléité de violence et retourne dans son royaume souterrain.

Enregistrée au théâtre Aalto d'Essen, cette version se distingue d'abord par le confort de sa prise de son et une extraordinaire intensité dramatique. Sous la direction de Frank Beermann, l'orchestration de Marschner est rutilante et riche en atmosphères contrastées. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter la splendide ouverture (placée de façon inhabituelle entre le prologue et le premier acte), les tableaux de réjouissances populaires ou la scène absolument saisissante où Gertrude attend avec anxiété le retour de sa fille Anna en alternant parole et passages chantés. L'interprète de ce rôle, la mezzo Bettina Ranch, s'y révèle troublante grâce à la somptuosité d'une voix aux riches harmoniques. L'autre nom à retenir d'une distribution malheureusement fort inégale est Jessica Muirhead, qui offre un portrait ravissant d'Anna ; le timbre est frais et l'expression toujours juste. Ses quelques difficultés dans les moments très exposés ne sont que peccadilles en regard de celles du ténor Jeffrey Dowd, Konrad poussif dénué de séduction vocale ayant la fâcheuse habitude d'attaquer les notes aiguës par en-dessous, et celles de Rebecca Teem, Reine des Esprits passionnée mais aux prises avec un instrument rétif. Le Hans Heiling de Heiko Trinsinger laisse une impression partagée en raison d'une certaine raideur dans l'émission, jointe à une relative indifférence. Le célèbre « An jenem Tag » du premier acte tombe ainsi un peu à plat, nous faisant regretter le somptueux Hermann Prey, dans l'intégrale dirigée par Joseph Keilberth à Cologne en 1966 (Myto). Outre le solide baryton-basse Karel Martin Ludvik en Stephan, ces disques permettent d'apprécier la discipline d'un chœur vibrant, mais parfois un peu mis à mal par l'écriture de Marschner. De même que la version vidéo filmée à Cagliari en 2004 avec Anna Caterina Antonacci en Anna (DVD Dynamic), ce coffret possède d'indéniables qualités, mais ne parvient pas à rendre totalement justice à une œuvre aux exigences redoutables.

 

Louis Bilodeau