Judith Chemla (Violetta), Damien Bigourdan (Alfredo), Jérôme Billy (Giorgio Germont), Élise Chauvin (Flora Bervoix, Annina), Florent Baffi (le docteur Grenvil), Benjamin Locher (Douphol), arrangements et dir. Florent Hubert, mise en scène : Benjamin Lazar (Théâtre des Bouffes du Nord, 2018).
BelAir classiques BAC156. Notice français/anglais. Distr. Outhere.


On avait tant aimé cette Traviata qu’on s’en veut presque de rester rétive à sa captation vidéo. C’est somme toute un cas d’école : ou comment la fixation filmée d’un spectacle vivant peine à en restituer la magie de l’instant et la singulière atmosphère.

Créé en septembre 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord, Traviata. Vous méritez un avenir meilleur ose la réécriture du chef-d’œuvre verdien et réussit une prouesse d’alchimiste : un voyage qui rend toutes les frontières poreuses entre Violetta et son modèle historique (la courtisane Alphonsine Duplessis), théâtre et opéra (où huit instrumentistes, aussi bien choristes, rendent compte de la partition et où l’incroyable Judith Chemla se confronte crânement à une écriture lyrique dont tout un chacun connaît les écueils extatiques), fiction passée et réalité du moment (les lieux de l’action se fondent dans le crépi fatigué des Bouffes du Nord, les saillies d’humour en « regard caméra » visent le public – avec succès). Tout un univers trouble et onirique, où le spectateur ne sait plus très bien ce qu’il regarde (pièce, opéra, happening, résurrection de personnages du passé, voyage dans le temps ?), se grise de perceptions distordues, entre rêve éveillé et cauchemar, et se laisse aspirer dans cet interstice comme dans un vertigineux abîme. Sans compter la qualité des interprètes et leur talent pluriel : le premier duo Violetta-Alfredo est une leçon de liberté théâtrale et vocale que devraient connaître tous les aspirants chanteurs-acteurs.

Pourtant, et malgré un générique qui privilégie d’emblée ces distorsions perceptives, la captation en écrase la dimension plurielle et mouvante. L’absence du prologue théâtral (où une troupe de jeunes gens festifs investissait le plateau, comme redonnant vie à des lieux endormis et faisant resurgir leurs fantômes) appauvrit la dramaturgie du spectacle ; les fréquents gros plans font oublier le beau travail des ombres et lumières et le jeu sur un espace décloisonné et flou, quand l’âme des Bouffes du Nord était partie intégrante du projet et de sa perception par le spectateur ; les digressions parlées (Flora) paraissent forcées et exogènes : tout liant a disparu et, avec lui, l’émotion fébrile qui saisissait le spectateur en direct. Pire, et plus triste : les imperfections musicales (malgré tout le talent des instrumentistes, la réduction à un par partie rend bien périlleuse la justesse) et vocales (Damien Bigourdan, interprète sensible et subtil, ne méritait pas que soient ici et ainsi fixées les limites, voire défaillances, de son Alfredo, que sa présence théâtrale délicate parvenait à rendre tout simplement humain et touchant) passent au premier plan.

Cet échec de l’immortalisation par l’image est peut-être une preuve supplémentaire de l’immense réussite du spectacle : on ne prend pas les fantômes en photo. Guettez donc la moindre reprise…

Chantal Cazaux