Natascha Petrinsky (Penthésilée), Marisol Montalvo (Prothoé), Georg Nigl (Achille), Werner van Mechelen (Odysseus), Ève-Maud Hubeaux (la Grande Prêtresse), Orchestre symphonique et chœurs de La Monnaie, dir. Franck Ollu (live, avril 2015).
Cypres CYP4654 (2 CD). Livret en allemand. Distr. Outhere.


La mythologie réussit manifestement à Pascal Dusapin. Les figures de Niobé, puis de Médée – qui furent d’ailleurs rapprochées par une mise en scène jumelée non prévue à l’origine – coïncidaient naturellement avec une écriture incandescente. L’Amazone Penthésilée vibre d’une tension dialectique entre Eros et Thanatos dont le livret concocté par Beate Haeckl et le compositeur, conformément au texte de Heinrich von Kleist qui en est la source, n’offre aucun exutoire à l’issue tragique.

Le compositeur favorise un expressionnisme se manifestant en premier lieu par des lignes mélodiques dessinées par de grands intervalles. Outre la dureté harmonique qu’elle appelle, cette vocalité entraîne une projection assez contrainte, dont on peut supposer qu’elle cause la légère acidité qui accompagne les premières répliques de la Prothoé de Marisol Montalvo, vite dissipée cependant pour laisser place aux teintes plus chaleureuses qui caractérisent la soprano américaine. Si Georg Nigl investit pleinement le rôle d’Achille, il est lui aussi porté par cette écriture vers un recours fréquent au parlando et, les lignes mélodiques en dents de scie aidant, vers une tendance à la dé-mélodisation du discours, qu’accentuent certains passages en force dans des moments presque criés. Quoique le propos en soit bien différent, on ne peut s’empêcher de penser à son Jakob Lenz (dans l’opéra du même nom de Rihm) ; le fait que les deux productions aient été montées la même année dans la même maison aura peut-être incidemment rapproché les deux personnages.

La mezzo-soprano Natascha Petrinsky incarne une Penthésilée très virulente, à laquelle sa voix presque double, tant son timbre diffère en effet entre les registres grave et aigu, confère une présence magnétique. Le fait que la Prêtresse, qui tente de la canaliser avant de devoir finalement la rejeter, soit incarnée elle aussi par une mezzo-soprano aux qualités assez proches (Ève-Maud Hubeaux) induit une intéressante ambiguïté. La prestance du baryton-basse Werner van Mechelen sert avec une grande efficacité le contraste dramaturgique qui démarque son Ulysse/Odysseus d’un Achille déstabilisé par sa passion subite.

L’autre pôle stylistique de cet opéra se signale par un langage modal assorti de textures à tendance hétérophonique, combinaison devenue idiomatique du langage du compositeur. Il est lié ici aux moments plus introspectifs et apporte à l’occasion une touche d’orientalisme associée en premier lieu au personnage de la Prêtresse, soulignée par la présence d’un cymbalum aux faux airs de santur ou un son de flûte ney. Si le minimalisme d’une écriture plus évidée apporte de bénéfiques moments de respiration à cet opéra tout en tension, il y ouvre aussi quelques béances harmoniques que le recours aux des sons électroniques – un orage hollywoodien, une meute de chiens, des jets de flèches, dont le réalisme relève d’un choix esthétique surprenant –, pas plus que l’usage intensif des percussions, ne comble véritablement.

Malgré les réserves qu’elle peut inspirer, cette Penthesilea est une œuvre d’une indéniable puissance dramaturgique, qui ne pâtit d’aucun temps mort, et à laquelle sa noirceur confère une indéniable vertu cathartique.

Pierre Rigaudière