Clemens Kerschbaumer (Obéron), Mirko Roschkowski (Huon de Bordeaux), Dorothea Maria Marx (Rézia), Grga Peros (Scherasmin), Marie Seidler (Fatime), Dmitry Egorov (Puck), Roman Kurtz (le Narrateur), Chœur du Stadttheater Giessen, Orchestre Philharmonique de Giessen, dir. Michael Hofstetter (live 2016-2017).
Oehms Classics OC 984. Livret en anglais et allemand. Distr. Outhere.


L’
ultime chef-d’œuvre de Weber, Obéron, jouit déjà d’une discographie réduite mais intéressante. En effet, quoique rarement représenté, Obéron compte déjà quatre enregistrements issus de traditions d’interprétation distinctes. Tout d’abord la version de Rafael Kubelik en 1970, avec une distribution superlative et représentative de cet âge d’or des studios, dont Plácido Domingo et Birgit Nilsson. Puis en 2005 une très belle version historiquement informée, en anglais, la langue de la création, dirigée par John Eliot Gardiner et qui est aussi un des premiers témoignages discographiques de Jonas Kaufmann. Enfin une curiosité française de 1955 (réédité par Malibran en 2016) dirigée par André Clutyens avec la troupe de l’opéra de Paris au meilleur de sa forme, et son pendant italien de 1957 (réédité par Myto en 2007) où brille la très latine Anita Cerquetti sous la baguette de Vittorio Gui. Quatre versions à même de satisfaire les passions diverses.

Sous la houlette de son directeur musical, Michael Hofstetter, le Stadttheater de Giessen, ville universitaire du Land de Hesse, mène depuis quelques années une entreprise de captation en direct d’œuvres marginales du répertoire mais néanmoins passionnantes. On trouve ainsi dans cette discographie l’Oberto de Giuseppe Verdi ou plus récemment Ein Herbstmanöver d’Emmerich Kálmán. Toutefois, l’intérêt de cette série d’enregistrements ne réside pas seulement dans le choix des œuvres, mais aussi dans l’aperçu qu’elle nous offre de la vitalité musicale et artistique de certains théâtres de petites villes allemandes.

Le sentiment d’une très grande cohérence musicale et artistique frappe d’abord à l’écoute. Les forces vives du Stadttheater de Giessen se distinguent par la qualité de l’exécution : les splendides couleurs de l’orchestre sur instruments d’époque résultent du travail d’articulation soigné et du sens de précision rythmique des cordes associés à la très grande expressivité des pupitres de bois. Les quelques fanfares de cuivres (soutenues par les timbales) qui parsèment la partition soulignent avec éclat les atmosphères musicales contrastantes dont l’œuvre est riche. Le chœur, préparé par Jan Hoffmann, incarne tour à tour les esprits des airs, l’assemblée glorifiant le sultan, les femmes du harem... Il impose sa versatilité de caractère et d’expression grâce à une très grande homogénéité de couleurs et une parfaite intelligibilité du texte.

Le plateau vocal n’est pas en reste. S’il n’aligne pas de vedettes de l’art lyrique et propose des voix qui ne relèvent pas de l’exception mais simplement du haut niveau, il révèle combien un travail collectif rigoureux d’harmonisation de l’interprétation est une ressource efficace pour obtenir un enregistrement (ou une représentation) convaincant(e). Mirko Roschkowski (Huon de Bordeaux) présente une voix claire, qui rattrape par sa délicatesse d’interprétation un manque de métal. On note ainsi une utilisation élégante de la voix de tête qui évite des aigus claironnés sur le mot « Liebe » dans son air « Von Jugend auf », auxquels succède le mot « ardeur » poitriné avec vaillance. Le ténor allemand rend ainsi justice aussi bien à la vocalité virtuose (Weber apprit le chant auprès d’un maître italien) qu’à l’héroïsme du personnage. Face à lui, Dorothea Maria Marx incarne une Rézia pleine d’autorité et de justesse, dont le dramatique ne cède jamais à l’excès. Elle assume ainsi, grâce à la diversité de ses expressions, le long et complexe air « Ozean ungeheuer ».

Ce couple de héros est doublé par un couple de serviteurs, Fatime et Scherasmin, dont les interprètes Marie Seidler et Grga Peros sont issus de la troupe du Stadttheater de Giessen. On remarque particulièrement le très beau « Arabien, mein Heimatland » où Marie Seidler révèle son chaleureux timbre de mezzo avec mélancolie et autorité. Le Scherasmin de Grga Peros assume la parenté entre son personnage et le Papageno de Mozart; il révèle également son abattage dans son duo avec Fatime « An den Ufern der Garonne ». L’Obéron de Clemens Kerschbaumer déploie une voix lumineuse et campe un roi des fées tourmenté par l’indifférence temporaire de la reine Titani. Face à lui Puck est interprété par le solide alto Dmitry Egorov, dont le timbre sied particulièrement bien au factotum elfique du roi Obéron.

Enfin Michael Hofstetter insuffle à cet ensemble l’énergie si propre à la musique de Carl Maria von Weber : la puissance symphonique de l’orchestre n’entrave jamais le propos dramatique et offre un soutien de choix aux chanteurs. Manœuvrant avec subtilité parmi les différentes textures orchestrales, il fait honneur aux talents de coloriste et de conteur de Weber.

Le choix de recourir à une narration plutôt qu’aux dialogues permet de ne pas ralentir le rythme théâtral de cet enregistrement et d'en préserver le souffle et l’intensité musicale. Seul bémol, les voix semblent captées d’un peu loin, au bénéfice de l’orchestre, ce qui déséquilibre le rapport entre fosse et plateau qui paraît avoir pourtant été travaillé en profondeur.

Cet enregistrement a ainsi le double mérite d’être un bel ajout à la discographie d’Obéron et de donner à entendre, sous son meilleur jour, l’art des théâtres de répertoire allemands.

Jules Cavalié