Michael Spyres (Rodolphe), Vannina Santoni (Agnès), Marion Lebègue (la Nonne), Jérôme Boutillier (le comte de Luddorf), Jodie Devos (Arthur), Jean Teitgen (Pierre l’Ermite), Luc Bertin-Hugault (le baron de Moldaw), Enguerrand De Hys (Fritz/le Veilleur de nuit), Olivia Doray (Anna). Chœur accentus, Insula Orchestra, dir. Laurence Equilbey. Mise en scène : David Bobée (Paris, Opéra-Comique, 10 & 12 juin 2018).
Naxos 2.110632. Notice de présentation en anglais et en français. Distr. Outhere.


Deux familles ennemies sur fond de croisade prêchée par Pierre l’Ermite : Rodolphe et Agnès doivent s’enfuir. Mais au milieu de la nuit, il la confond avec la Nonne sanglante, jadis tuée par son père, à laquelle il promet à la fois fidélité et vengeance. Il ne sera heureusement pas parricide : le coupable, à la fin, s’offrira à sa place aux coups du clan rival. Roméo et Juliette, de Shakespeare et de Gounod, n’est pas loin – il y a du frère Laurent en Pierre l’Ermite et le page Arthur se réincarnera en Stéphano. Inspirée du Moine de Lewis, l’histoire illustre la mode du fantastique qui fleurissait à une certaine époque – Gounod succède ici au Weber du Freischütz et au Meyerbeer de Robert le diable, qu’il a visiblement écoutés de près. Créée en octobre 1854, victime ensuite du changement de directeur de l’Opéra après onze représentations, l’œuvre disparut de l’affiche et ne ressuscita qu’en 2008, à Osnabrück – un CD existe, assez mal chanté. Science des couleurs, sens du théâtre, c’est du meilleur Gounod – qu’aurait donné Berlioz, premier destinataire du livret ? L’ombre de la Nonne se projettera d’ailleurs sur Faust et Mireille (le fantastique de la Nuit de Walpurgis et du Val d’enfer), et Roméo et Juliette (Stéphano, on l’a vu, mais aussi le final du troisième acte).

On avait beaucoup aimé, en 2018, la production de l’Opéra-Comique. Le DVD aiguise le plaisir. À la tête d’un orchestre moyen, Laurence Equilbey confond souvent théâtralité et brutalité, gagnerait à être plus nuancée et plus colorée. Mais elle croit à cette musique, magnifiquement servie par une distribution qui incarne le style français. À commencer… par l’Américain Michael Spyres, rappelant un certain Nicolai Gedda, par la clarté de l’articulation, le sens de la prosodie, la souplesse de l’émission, l’aisance de l’aigu – anthologique Cavatine « Un jour plus pur ». Les autres représentent l’école française d’aujourd’hui, à la santé florissante. Voix fraîche et ligne sûre, aigu lumineux, Vannina Santoni chante à ravir, seulement un peu légère pour les tensions du quatrième acte. Jodie Devos n’a rien à lui envier en page déluré, très flatté par Gounod. Les tourments de la Nonne pourraient susciter tous les débraillements : Marion Lebègue sait ne pas outrer la distorsion assumée des registres. Jean Teitgen a le rayonnement du prédicateur croisé, ici plus protecteur qu’impérieux. Au Luddorf de Jérôme Boutillier ne manquerait qu’une voix plus sombre et plus mûre pour les tourments du père assassin au cinquième acte – mais les Couplets à boire du quatrième ont du panache. Chœur excellent, rôles secondaires parfaits, jusqu’au couple de paysans – Olivia Doray et Enguerrand De Hys.

David Bobbée relit l’histoire à la lumière de Game of thrones. Dans un décor intemporel et blafard, structures métalliques et néon, à la fois église ou forêt, intérieur ou paysage, espace mental aussi, l’histoire se donne à lire aussitôt, avec la robe tachée de sang de la Nonne, le chapelet de Pierre l’Ermite, les fantômes des ancêtres de Rodolphe. Aux prouesses techniques de la salle Le Peletier font écho les ressources de la vidéo, fondement de la scénographie. S’il convoque la politique et la psychanalyse, le metteur en scène ne les expose guère, se contentant de focaliser son travail sur Rodolphe, que sa conscience déchirée mène à la folie – la fin, d’ailleurs, reste ambiguë : va-t-il vraiment s’unir à Agnès ? Direction d’acteurs pertinente, pour un spectacle très classique dans sa modernité – et très réussi.

Didier van Moere