Jon Garrison (ténor), Peter Bronder (ténor), Jean Rigby (mezzo-soprano), Anne-Marie Owens (mezzo-soprano), Alan Opie (baryton), Omar Ebrahim (baryton), Marie Angel (soprano), BBC Symphony Orchestra et BBC Singers, dir. Andrew Davis (1997).
Barry Anderson et IRCAM pour la réalisation du matériel électronique
NMC D050. Notice en anglais, sans livret, introduction du librettiste et synopsis. Distr. DistrArt Musique.

 

Il aura fallu plus de treize ans au compositeur Harrison Birtwistle et à son librettiste Peter Zinovieff pour aboutir à la création de l’opéra The Mask of Orpheus, en 1986, dont la maison de disque NMC sort la seule et unique version enregistrée en 1997.

L’œuvre est monumentale : 3h30 d’immersion dans l’univers poétique d’Orphée, à l’aide de plus de cinquante parties instrumentales aux vents, sept percussionnistes, trois harpes, quatorze chanteurs solistes, trois mimes, un chœur et un important dispositif de musique électronique.

Une charge symbolique touffue jaillit de la tripartition multiscalaire de l’opéra : trois actes, trois scènes, trois personnages. Les figures principales, Orphée, Eurydice et son séducteur Aristaeus, sont jouées simultanément par trois interprètes, pour incarner les différentes facettes des protagonistes : héroïque, humain ou mythique. Les péripéties seront répétées musicalement, selon que l’on représente les personnages comme des héros, des humains ou des mythes, chaque facette engendrant des propositions nouvelles. Cela provoque un enchevêtrement narratif, créé par le va-et-vient discontinu entre les trames dramatiques. La partie centrale de l’œuvre décrit plus précisément les dix-sept épreuves d’Orphée aux Enfers, élargissant les lectures possibles du mythe : c’est également un parcours initiatique que le spectateur est amené à vivre avec Orphée.

La théâtralité de la musique de Birtwistle rend l’écoute fascinante, malgré l’absence de captation vidéo. L’utilisation de l’électronique rythme l’œuvre : sous la forme de sons vocaux distordus, elle symbolise la présence d’Apollon, divinité cosmique immatérielle au langage surnaturel ; sous l’aspect de longues plages immobiles, elle délimite un espace de méditation propre au mythe. Les très courts motifs des parties instrumentales, en imitation, amènent une perturbation et permettent, par leur répétition, un effet de transe souvent dans la veine de Stravinsky. Cet aspect est renforcé par les ostinatos variés aux percussions, qui soutiennent la tension. Chaque numéro du livret est orienté par des phénomènes d’accumulation et de prolifération, créant aux échelles macro et microscopique un enchaînement de climax, qui contribuent au dramatisme de la forme globale.

La direction musicale d’Andrew Davis rend compte du rite présent dans cette musique en privilégiant les attaques et en mettant en avant les mécaniques rythmiques. De très nombreux passages font ainsi penser à la violence sacrificielle du Sacre du printemps ; d’autant plus que le chef accentue les effets solennels de la partition, comme le passage des dix-sept épreuves initiatiques. Grâce à ces effets cérémoniels, une vraie poésie du mythe se dégage de l’enregistrement, tantôt sous une forme presque métaphysique (dans le « Parodos », les « Passing Clouds » et l’ « Exodos »), tantôt sous celle d’une mise à mort ou d’une danse propitiatoire (dans les « Hysterical Arias », les « Immortal Dances » ou les « Terrible Deaths »). Andrew Davis pense la musique sur le temps long et gère les tensions et les détentes, dramaturgiques comme musicales, à l’échelle de toute la partition. La première disparition d’Orphée, à la fin du second acte, véritable nœud de l’œuvre, est d’une puissance stupéfiante : la brutalité du climax est préparée depuis le début par le travail de dosage orchestral.

Côté chant, une mention spéciale doit être décernée à l’interprétation de l’oracle des morts par la soprano Marie Angel, qui nous plonge littéralement dans la transe de sa divination, lors des « Arias hystériques », totalement en rapport avec les choix de la direction musicale. Les deux ténors, Jon Garrison et Peter Bronder, montrent la difficulté d’être du personnage d’Orphée, tout à la fois compagnon, ami, élève puis rival et victime d’Apollon : leur lyrisme exalté représente la puissance magique du chant d’Orphée, là où les paroles monosyllabiques hoquetées, les cris rauques, les récitatifs parfois légèrement psalmodiés dénoncent l’emprise des Dieux sur le destin de leur créature qui ne parvient même plus à articuler une phrase.

Un enregistrement absolument nécessaire, qui permet d’apprécier ce chef d’œuvre de Birtwistle et qui stimule l’imagination au plus haut point quant à sa mise en scène : à quand une version filmée pour comparer les fantasmes que provoque la seule écoute à une production scénique ?

 

Raphaëlle Blin