Simon O’Neill (Siegfried), Iain Paterson (le Wanderer), Gerhard Siegel (Mime), Martin Winkler (Alberich), Clive Bayley (Fafner), Malin Christensson (l’Oiseau), Anna Larsson (Erda), Rachel Nicholls (Brünnhilde), The Hallé, dir. Sir Mark Elder (2018).
Hallé (4 CD) HLD 7551. 4h22’. Distr. Outhere.

 
Ce Siegfried capté en concerts au Bridgewater Hall de Manchester en juin 2018 et auto-édité par l’orchestre Hallé, comme les trois autres opéras du cycle qui l’ont précédé et Parsifal, met un terme à une aventure de 9 ans, initiée avec l’enregistrement du Crépuscule des dieux en 2009, suivi par ceux de la Walkyrie en 2011 et de L’Or du Rhin en 2016. Durée qui dépasse en ampleur temporelle les projets de studio des majors réalisés généralement sur 4 ans (Karajan, Haitink par exemple), et même la durée de gestation du Ring de Solti, que Decca mit 7 ans à concrétiser.

Avantage, cela laisse le temps de mûrir, et ce gain en qualité est notable ici aussi bien pour le chef que pour l’orchestre. Et si l’on retrouve les mêmes vertus que précédemment - un Wagner authentique, avec du souffle, de l’ampleur, de la lenteur certes (4 heures vingt-deux, c’est un tempo de grande tradition bayreuthienne) mais avec du contenu, un sens réel et très mobile de la narration, une qualité sonore incontestable - c’est pour les y trouver amplifiées et magnifiées : le Hallé est superbe de bout en bout, les timbres exposés sont d’une beauté absolue, avec un sens de l’ensemble sans défaut et, bien plus que discipliné, d’un équilibre confraternel évident, avec la joie de jouer ensemble au service d’une qualité d’expression qui n’a rien à envier aux grandes formations d’Outre-Rhin : écoutez non seulement les introductions de chaque acte, mais aussi la splendide traversée du feu, les bois lors de l’évocation de Sieglinde, ou tout l’accompagnement vibrant des récits de l’Oiseau, somptueux d’attention, de délicatesse, d’écoute suspendue. Et si l’on trouvait passablement de temps morts aux première et troisième Journées du fait d’un manque trop fréquent de dynamisme de la battue, c’est l’allant interne, la cohérence et le contenu de la voix orchestrale qui s’imposent ici plus encore que dans L’Or du Rhin, déjà plus engagé sur le plan théâtral. Car Mark Elder a trouvé et cette théâtralité qu’appelle Wagner, et ce mélange de fraîcheur et de dimension mythique qu’appelle Siegfried en particulier, pour une lecture qu’on baptisera volontiers d’amoureuse. Et lorsqu’il ouvre l’acte III, ici moins dantesque et vertigineux que chez d’autres, c’est pour offrir un impressionnant changement de ton par rapport au final du II.

La distribution sans être d’exception est, en phase avec la conception orchestrale, généreuse et sans défaut majeur. Seul le Siegfried de Simon O'Neill, qui aborde ici le rôle pour la première fois, pourra ne pas séduire totalement du fait d’un timbre âgé, métallique, tranchant, mais avec heureusement un aigu plus lumineux et souple que le médium et le grave. Sans peur et sans reproche, il aborde les grands éclats avec un instrument sonore et tout à fait solide, même s’il n’a sans doute pas l’ampleur nécessaire pour l’interpréter à la scène. Mais la Forge est incontestable, et les moments purement lyriques avec une vraie poétique sonore personnelle, c’est-à-dire sans le charme qu’on trouve plus séduisant en matière de couleurs chez ses concurrents. Il n’empêche, il arrive au Rocher de Brünnhilde en bonne forme, chose relativement rare parmi les nombreux live récents. Et ce sera pour affronter une vierge qui pour une fois n’écrasera pas son héros. Rachel Nicholls n’a ni la voix la plus éblouissante, ni le timbre le plus marquant qui soient, non plus que la personnalité la plus forte pour montrer l’évolution des sentiments de l’héroïne en si peu de temps. Mais même si son vibrato est assez audible au début, elle impose quelques aigus bien nets, un médium plein, et une féminité qui devient peu à peu envahissante, sans verser dans la voix de soprano wagnérien immense. Ce qui laisse un sentiment de fraîcheur à son personnage, face au Siegfried qui en s’excitant peu à peu retrouve les moins gracieuses expressions de son timbre. Et si ce n’est pas le plus beau des duos de la discographie, il est au moins d’un équilibre assumé.

Gerhard Siegel est lui un Mime exceptionnel, voguant avec une aisance insensée entre le plaintif, le cauteleux et la méchanceté profonde, d’une voix à la souplesse infinie qui ne joue pas que le ténor de caractère, mais bien le son imposant du ténor wagnérien - après tout, il chantait encore Siegfried il y peu. Il domine même le Wanderer de Iain Paterson, dont la voix bouge à l’acte I avec un vibrato plus prononcé et un timbre à l’âge plus sensible que dans son jeune Wotan de L'Or du Rhin. Il a certes l’ampleur, mais pas encore la domination du rôle : ainsi l’évocation de son propre rang aux réponses aux énigmes manque de la supériorité du ton qu’impose le Wanderer, malgré l’ironie que l’interprète sait mettre au personnage. Mais il se rattrape bientôt face à l’Alberich somptueux de Martin Winkler, particulièrement théâtral, et à l’Erda sombre et intense d’Anna Larsson, mieux captée que ne l’était Suzanne Resmack au Prologue. L’excellent Fafner de Clive Bayley et le délicieux Oiseau de Malin Christensson complètent la distribution, sans que l’on puisse contester que les triomphateurs sont bien le chef et l’orchestre.

Du Ring qu’on a donc désormais entier, on dira qu’il est inégal, et n’est pas de tout premier rang, parmi les quelque quarante intégrales audio existant désormais, mais qu’il s’est imposé peu à peu parmi les meilleures versions récentes par ses vertus orchestrales, qui le mettent au même rang que ceux de Seattle (Fisch) et de Hong-Kong (van Zweden : L'Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux), de fait plus glorieuses vocalement. Mais le wagnérien passionné sait bien que si l’on veut se limiter aux versions stéréo, les légendes des années cinquante et soixante (Keilberth 1955, Solti 1958-65, Böhm 1966-67, Karajan 1966-69) restent de par leurs distributions des sommets inégalés.

Pierre Flinois