Julia Sophie Wagner (Bianca / Sappho), Long Long (Guido Bardi), Daniel Ochoa (Simone), Orchestre symphonique de Nuremberg, dir. Paul Mann (2019).
Toccata Classics TOCC 0427. 53’. Distr. UVM Distribution.

On peut être un compositeur prolixe, au catalogue riche de quatre opéras, deux ballets, huit messes et un Te Deum, de quantité de chœurs, Lieder, et de pas moins de sept symphonies et de six concertos, sans compter nombre de pièces de musique de chambre, et être resté un provincial quasi inconnu du monde musical. Tel est le cas de Richard Flury, compositeur et chef d’orchestre suisse, né (en 1896) et mort (en 1967) dans le village de Biberist, niché au creux du canton de Soleure/Solothurn (au sud de Bâle) qu’il n’a guère quitté de toute son existence. Il y enseignait et dirigeait l’orchestre local, composant et dirigeant ses œuvres jusqu’à Berne et Bâle, Zurich et Lugano, apprécié comme chef et comme compositeur par des personnalités aussi diverses que Lehár et Strauss, Schoeck et Weingartner, Casals et Backhaus…

Son œuvre n’a en tout cas pas bouleversé l’histoire de la musique, et n’aura guère rayonné au delà des limites géographiques de sa terre natale et, pour une partie, de la Suisse alémanique.

Est-elle pour autant négligeable ? Son fils Urs Joseph, en créant une fondation à son nom, a mis à disposition l’ensemble de ce patrimoine, qui est peu à peu enregistré (sous le label Gallo). Et voici que paraît un premier enregistrement de son premier opéra, sa version d’Une tragédie florentine, d’après Oscar Wilde, dont on connaît bien entendu celle, marquante, d’Alexander von Zemlinsky composée en 1916. Quand Flury s’attaque à sa propre version du texte traduit par Max Meyerfeld, en 1926/1928, il n’en avait jamais entendu parler et rencontrera bientôt des problèmes de droits, qui une fois réglés, permirent cependant la création à Soleure, et des représentations à Olten, Burgdorf et Biel en 1929. La carrière de l’œuvre, reprise uniquement l’année suivante à Soleure, s’arrêta là, et cet enregistrement lui rend la vie, en laissant espérer qu’elle gagne à nouveau les scènes de sa patrie.

Comment ne pas comparer les deux œuvres ? Autant Zemlinsky, en grand  habitué des fosses lyriques d’Austro-Hongrie, a su tendre le climat torride du drame wildien en un seul arc d’une puissance dramatique irrésistible, autant cet atout indispensable manque à l’œuvre de son collègue suisse, qui en se posant comme compositeur post-romantique s’intéressait surtout au foisonnement orchestral, comme le faisaient ses contemporains (voir Strauss, Schreker, d’Albert… ) et à une écriture vocale plus attachée à la somptuosité de la phrase qu’à son impact dramatique. La séduction des lignes mélodiques est réelle, mais en devient handicap à force de primer sur les rudesses du conflit qui s’impose peu à peu entre le prince et le marchand, dont les amants semblent ne pas saisir vraiment l’urgence qui s’installe pourtant, impérieuse. C’est là la faiblesse d’un ouvrage qui par ailleurs montre une maîtrise d’écriture d’une réelle séduction, plus attachante dans ce parti que dans celui de l’action, où l’orchestre, à force de blocs successifs, devient plus brutal et pesant que vecteur de cette poussée d’adrénaline théâtrale que réclame le texte de Wilde.

Ce défaut apparaît aussi dans la scène de La Mort de Sappho, écrite à la même époque pour Berthe de Vigier, cantatrice suisse de grand renom (elle fut la première Jeanne d’Honegger). Du sentiment, de l’ampleur, mais pas cette montée progressive qui mène au suicide, qui apparaît alors comme une conclusion rapide et brusque d’une succession de micro-scènes trop fragmentées.

La voix de la soprano américaine Julia Sophie Wagner y semble par ailleurs trop légère et claire pour le style de la partition, alors qu’elle se marie mieux aux délicatesses amoureuses de la Bianca florentine, face au charme du Guido de Long Long. Mais comme chez Zemlinsky, c’est Simone qui est le maître du jeu de chat et de souris de cet acte mortifère, et le baryton Daniel Ochoa s’y montre parfaitement sombre et ténébreux avant d’y imposer cette force qui achève de séduire son épouse. Quant à l’Orchestre symphonique de Nuremberg, il est sous la baguette de Paul Mann, parfaitement en situation pour rendre justice à l’écriture voluptueuse de Flury.

À connaître.

Pierre Flinois