Mari Midorikawa (Fusako Kuroda), Tsuyoshi Mihara (Ryuji Tsukazaki), Jun Takahashi (Noboru), Orchestre Symphonique National de la RAI, dir. Gerd Albrecht (live Salzbourg, 26 août 2006).
Orfeo C 794 0921 (2 CD). Notice en anglais et allemand, pas de livret. Distr. DistrArt.

Sous le titre Das verratene Meer (« La Mer trahie »), la première version de cet opéra de Hans Werner Henze connut en 2003 à Berlin une réception particulièrement froide. Une seconde version traduite en japonais et augmentée de vingt minutes de musique – la traduction puisant dans la nouvelle de Mishima avait pour effet d’augmenter significativement la quantité de texte – rencontra un véritable succès à Tokyo treize ans plus tard. Augmenté à nouveau pour la version donnée à Salzbourg en 2006, Gogo no Eiko fut donc capté dans cet enregistrement live sous sa forme définitive.

Si l’opéra japonais ou japonisant a connu un bel essor ces dernières années en Europe – Hosokawa, Defoort, Sciarrino, Saariaho, etc. – l’opéra en japonais ne va toujours pas de soi. Il faut dire qu’en l’absence du livret, sa transcription phonétique et sa traduction faisant également défaut, l’acclimatation à une langue que nous autres, Occidentaux, n’associons pas spontanément en-dehors du Nô à l’opéra, offre une certaine résistance. Davantage que la langue elle-même, peut-être est-ce la vocalité que celle-ci semble appeler chez les chanteurs d’un casting majoritairement japonais, qui achoppe. En effet, les voix du trio principal (Fusako, femme vivant avec son fils adolescent Noboru, dont il faut aussi s’habituer à ce qu’il soit confié à un ténor, et Ryuji, marin vivant avec Fusako une idylle amoureuse), au demeurant non dépourvues de qualités, sont projetées avec une dureté, parfois une rigidité, qui les teinte de reflets métalliques. Chez le baryton Tsuyoshi Mihara, cette dureté s’accompagne d’un vibrato qui croît en amplitude avec la puissance du chant et sa tension expressive, jusqu’à devenir envahissant. Pour des raisons analogues, Jun Takahashi pourra donner l’impression de déployer un lyrisme un peu passé de mode, à l’heure où les ténors tendent de plus en plus à favoriser la souplesse vocale ainsi qu’un certain naturel expressif. Dans la mesure où elle dispose d’une palette plus étendue, la soprano Mari Midorikawa laisse une impression plus favorable, et le seul air proprement dit qui lui soit confié, dans un contexte où prévaut l’alternance libre de dialogues informels et de brefs passages en solo, laisse entrevoir un très beau timbre, et particulièrement un grave très coloré, qui se durcit pourtant dès lors que l’on franchit le mezzo forte.

Assez versatile, l’écriture vocale de Henze frise tantôt un impressionnisme presque modal, se rapproche à d’autres moments d’un expressionisme anxieux (bien des signes montrent d’ailleurs l’influence patente de Berg), pour basculer à d’autres moments dans une atonalité aux intervalles plus creusés, qui ne serait pas loin de faire penser au Boulez du Marteau. La scène 9 expose quant à elle une vocalité qui emprunte autant à Puccini qu’à Berg. Si le compositeur favorise une écriture très dense à laquelle, par comparaison aux tendances actuelles, on peut reprocher un effet de trop-plein, il nous offre cependant ici une très belle matière orchestrale. En premier lieu, il évite toute forme de japonisme, et même si le tambour qui ouvre l’opéra peut évidemment suggérer le taiko, les références à la musique traditionnelle japonaise restent subliminales. Selon les scènes domine une abondance postromantique parfois teintée d’harmonies furtivement ravéliennes, un fauvisme tantôt expressionniste tantôt plus stravinskien, une modernité post-varésienne exprimée par les cuivres et percussions – qui d’un point de vue dramaturgique signalent la bande d’adolescents qui se livrera finalement au meurtre de Ryuji – ou l’utilisation en fosse d’un piano et de percussions à claviers favorisant plutôt une écriture par champs harmoniques. Les interludes et brèves sections plus fonctionnelles de « Verwandlung Musik » sont riches et habités, au point qu’ils semblent parfois pallier par leur propre charge dramaturgique les limites d’une écriture vocale que l’on pourra ressentir à plusieurs reprises comme artificielle.

Pierre Rigaudière