Maria José Siri (Cio-Cio San), Annalisa Stroppa (Suzuki), Nicole Brandolino (Kate Pinkerton), Bryan Hymel (F.B. Pinkerton), Carlos Alvarez (Sharpless), Carlo Bosi (Goro), Abramo Rosalen (le Bonze), Costantino Finucci (le prince Yamadori), Choeur et Orchestre du Teatro alla Scala de Milan, dir. Riccardo Chailly. Mise en scène : Alvis Hermanis (Milan, 2016).
Decca 074 3982. Notice en anglais. Distr. Universal.

La Scala n’est pas le premier théâtre à proposer Madame Butterfly dans la version originale de la création. Dès les années 1980, plusieurs scènes (la Fenice en 1982, l’Opéra de Paris en 1983 en alternance avec la version révisée de Brescia), avaient tenté l’expérience, devancées des 1977 par le Komische Oper de Berlin avec une excellente production de Joachim Herz documentée par la vidéo. Mais évidemment dans le théâtre qui en vit l’échec public en 1904, cette résurrection prend une signification supplémentaire, quasiment celle d’une réhabilitation, et ce d’autant plus que cette version est basée sur une édition critique particulièrement soignée et bien plus complète que les précédentes. Entre les deux versions, les différences abondent : deux actes dans la première au lieu de trois, des variantes dans les lignes de chant, voire même dans le texte lui-même, et beaucoup d’éléments de contexte que le compositeur supprimera par la suite. Ainsi la scène du mariage est-elle particulièrement développée avec des personnages secondaires plus identifiés, comme l’oncle ivrogne qui est un peu le pendant ridicule de l’oncle bonze ou de la mère de Butterfly. Dans le grand duo du premier acte, l’héroïne explique à Pinkerton comment et pourquoi il l’a séduite. Au dénouement, on le sait, Pinkerton n’a pas d’air sentimental pour faire oublier sa lâcheté et c’est directement entre Kate et Butterfly que se négocie l’abandon de l’enfant, ce qui évidemment renforce le pathétique et la cruauté de la situation. Dans l’ensemble, cette version originale, nettement plus explicite, fait apparaître avec beaucoup plus d’évidence toute la violence contenue dans l’exploitation de la petite geisha par sa famille complice de l'impérialisme américain. 

Alvis Hermanis, dont on se rappelle la production très contestée de la Damnation de Faust à Paris en 2015, en propose une vision assez classique mais jamais banale ; entre Japon fantasmé (l’imaginaire de Pinkerton) et réalisme cru (le vécu de Butterfly), un contraste est particulièrement réussi au deuxième acte lorsque la mise en scène nous présente l'intérieur américanisé d'une Butterfly en costume de veuve occidentale. Le décor à transformation, basé sur un ensemble de panneaux coulissants (shoji) lui permet de jouer sur l’espace scénique et, par des projections de toute beauté, de nous entraîner de la baie de Nagasaki aux cerisiers en fleur du jardin de Butterfly, introduisant quelques visions oniriques à l'arrière-plan, comme ce ballet récurrent de geishas qui finissent par envahir la scène au moment du suicide de Butterfly (impressionnant de brutalité) et viennent suggérer l’universalité de son destin. Superbe grand soprano lyrique, Maria José Siri assume le rôle-titre sans mièvrerie ni trucage, avec une voix longue, d’une parfaite homogénéité et un jeu dont les gros plans révèlent toute la subtilité. Le ténor haut placé de Bryan Hymel convient idéalement à son personnage de séducteur, entre fascination et prédation, mais on aimerait parfois un peu plus de variété dans la couleur et de rondeur dans l’émission. D’excellents petits rôles parmi lesquels on distinguera le Bonze de d'Abramo Rosalen, la Kate Pinkerton de Nicole Brandolino et l'incontournable Goro de Carlo Bosi complètent une distribution de haut niveau, où figurent dignement le Sharpless mature de Carlos Alvarez et la Suzuki bien timbrée mais peu caractérisée d'Annalisa Stroppa. Au-delà de l'incarnation très réussie des protagonistes et de la lecture subtile du metteur en scène, le grand triomphateur de cette résurrection reste Riccardo Chailly, dont la direction précise et remarquablement maîtrisée sur le plan dramatique révèle toutes les finesses orchestrales et le pouvoir d’évocation de cette partition poétique, à la tête d’un orchestre chatoyant, offrant ainsi à cette version alternative de l'opéra de Puccini une seconde vie qui dépasse la simple curiosité musicologique.

Alfred Caron