Rebeka Lokar (La Princesse Turandot), Jorge de León (Calaf), Erika Grimaldi (Liù), In-Sung Sim (Timur), Antonello Ceron (L'Empereur Altoum), Marco Filippo Romano (Ping), Luca Casalin (Pang), Mikeldi Atxalandabaso (Pong), Roberto Abbondanza (un Mandarin) Joshua Sanders (Le Prince de Perse) ; Chœur et Orchestre du Teatro Regio de Turin, dir. Gianandrea Noseda, mise en scène Stefano Poda (Turin 2018).
DVD C Major 748108. Notice en anglais, allemand et français. Distr. DistrArt Musique.


Renouvelant en quelque sorte le geste de Toscanini à la création, Gianandrea Noseda a choisi de donner l’ultime opéra de Puccini dans sa version inachevée et de poser la baguette après la mort de Liù et le chœur de déploration qui la suit. Ce qui pourrait passer pour une fantaisie ou une recherche un peu gratuite de l’inédit, après tant de tentatives pour offrir une version achevée fidèle aux intentions du compositeur, tend à donner une vision renouvelée de l’opéra, en modifiant l’équilibre entre les deux personnages féminins. La suppression du grand duo final fait de la mort de Liù le sommet de l’œuvre et réduit pratiquement le rôle-titre à la scène des énigmes. Plus qu'une simple expérience musicologique, on peut y voir une façon de rendre compte des hésitations du compositeur lui-même dont le cœur, on le sait, penchait du côté de la petite esclave plutôt que de la princesse de glace. Terminer l'opéra dans une sorte de fondu musical créé par le chœur mezzo piano et sur le triomphe de l'amour véritable donne encore plus de relief au sacrifice de Liù, et le suspens créé par l'inachèvement ne manque pas de poésie.

La mise en scène de Stefano Poda (maître d'œuvre de tous les aspects de la production), débarrassée de tout exotisme oriental, transpose le conte dans un univers intemporel dont le décor s’inspire des architectures futuristes (on pense à l’Inhumaine de Marcel L'Herbier) et les costumes semblent tout droit sortis de l’univers de la science-fiction. Tout ici est stylisé et à mille lieues de tout réalisme. Les scènes de foule sont mimées par un groupe de danseurs blafards demi-nus aux allures de zombies. La princesse Turandot apparaît démultipliée dans un ensemble de clones à son image, comme une sorte d'hydre dont les multiples têtes miment en playback chacune de ses interventions. Dans cet univers glacé en noir et blanc - sans doute une référence au cinéma des années 1920 -, seuls, les trois ministres, Liù, Timur et Calaf paraissent vraiment humains. Remarquablement réussie au plan visuel, avec un travail très raffiné sur les lumières qui compense la rareté de la couleur et lui confère un climat d’étrangeté quasi onirique très prenant, la production culmine dans les dernières scènes où la princesse-hydre assassine elle-même la petite esclave prise dans ses rets.

Si l’on regrette la perte de la scène finale, c’est surtout pour la Turandot puissante et nuancée de Rebeka Lokar à qui cette vision laisse peu d'espace pour s'affirmer dans le personnage. Malgré quelques tensions çà et là, le Calaf solide au timbre brillant de Jorge de León ne fait qu'une bouchée de sa tessiture, à laquelle n'ont toutefois pas été consentis les suraigus facultatifs. Erika Grimaldi compose une Liù moins fragile que de coutume, touchante malgré le handicap d'un timbre un peu acide. Somptueuse la basse du Coréen In-Sung Sim en Timur auquel la mise en scène n'accorde qu'un relief limité. Dans un ensemble de seconds rôles parfaitement caractérisés, l'on distinguera le Mandarin de Roberto Abbondanza et surtout le Ping à la forte présence du baryton Marco Filippo Romano. Cette vision atypique et assez mystérieuse du dernier opéra de Puccini ne manquera pas d'irriter les puristes mais on ne peut lui dénier une cohérence esthétique et un pouvoir certain de fascination. La direction incisive de Gianandrea Noseda à la tête de son orchestre du Regio de Turin insiste sur la modernité de l'œuvre, bien servie par des chœurs superlatifs (bien que quasiment invisibles) et un plateau d'une parfaite homogénéité.

Alfred Caron.