Michael Volle (Hans Sachs), Klaus Florian Vogt (Stolzing), Johannes Martin Kränzle (Beckmesser), Günther Groissböck (Pogner), Anne Schwanewilms (Eva), David Behle (David), Wiebke Lehmkuhl (Magdalene) - Chœurs et Orchestre du Festival de Bayreuth, Philippe Jordan, dir. - Barrie Kosky, mise en scène (Bayreuth 2017)
2 DVD Deutsche Grammophon. Distr. Universal. Notice en français, allemand et anglais.

 

Mettre en évidence l'antisémitisme de Wagner et le faire sur la scène de Bayreuth, il fallait oser. Suggérer que le procès de Nuremberg n'a pas forcément réglé tous les problèmes générés par le nazisme, c'était, dès 2017 (la reprise du spectacle cet été a ravivé son actualité), rappeler que « le ventre est encore fécond dont est sortie la bête immonde » (Bertolt Brecht).

Barrie Kosky, premier metteur en scène juif à être invité au Festival, réussit à réactiver ces questions tout en réalisant une comédie où l'humour tend la main à l'ironie, et où le comique s'ombre d'une gravité à la mesure de l'ambiguïté de l'œuvre.

Sa vision s’organise à partir de quelques partis pris dramaturgiques.

Premier principe : les Maîtres Chanteurs sont une œuvre autobiographique. Wagner y est donc identifié, dans son âge mûr, à Sachs ; dans sa jeunesse, à Stolzing ; et même, dans son adolescence, à David. On montre ainsi l'artiste dans son développement, de l'enthousiasme juvénile à la maturité réfléchie. Le premier acte, follement virtuose, se joue donc dans le salon de la Villa Wahnfried, que le metteur en scène définit comme « l’Utopie domestique » de Wagner, son jardin d'Éden où il pouvait jouer à être Sachs. Dès le prélude, la famille s’est réunie pour le thé, Liszt et Wagner s’échinent au piano, et de sous son couvercle vont surgir une volée de petits Wagner, puis les maîtres et les apprentis, pour recréer une représentation des Meistersinger, où Cosima sera Eva, et son père Liszt, son père Pogner.

Deuxième principe : Hermann Levi, le chef qui va diriger la création de Parsifal, est présent. On lui fait bien sentir que sa judéité le met en perpétuel déphasage. Il jouera donc Beckmesser, incarnation du juif pédant, observateur tatillon de la Loi, soupirant ridicule, voleur et cupide. La grande bagarre de la fin du deuxième acte tourne soudain au pogrom, où Beckmesser est affublé d’un masque au faciès issu des plus immondes caricatures antisémites. Sa tête grandit comme un ballon, devient énorme, puis se dégonfle pour ne plus laisser voir que la kippa qui la coiffe et l’étoile juive qui la couronne, alors que le Veilleur de nuit appelle la bonne ville de Nuremberg au repos.

Deuxième principe : selon Kosky, « le Nuremberg de l’opéra de Wagner n’est pas un lieu réel. Il est né de son désir et de son besoin d’un paradis sur terre. Mais ce paradis a eu pour les générations suivantes des significations diverses ». En conséquence, à la fin de l’acte I, où les Maîtres ont joué dans des costumes que Dürer aurait pu peindre, le salon de Wahnfried recule en travelling arrière et laisse apparaître un soldat américain en casque de GI dans la salle du tribunal de Nuremberg… de 1945. Wagner-Sachs est donc soumis au jugement de l'Histoire. Au troisième acte, son discours final est mis en scène comme une plaidoirie, opposant la ruine de l'Allemagne à la pérennité de l’art allemand.

Donc troisième principe : tout devrait trouver son assomption dans la musique et dans le drame wagnérien, célébrant die deutsche Kunst, triomphant des aléas du deutsches Reich. À la fin de son discours, Sachs-Wagner dirige avec une passion frénétique un orchestre et des chœurs qu’un praticable fait s’avancer du fond de la salle du tribunal pour entonner les dernières mesures de l’opéra. Le finale est triomphal, la salle exulte, le public est rassuré. Que veut donc dire ce triomphe ? Beckmesser, humilié, s’est perdu dans la foule. L’inquiétante fin du deuxième acte est comme oubliée… La musique peut-elle tout excuser ?

L’étonnante et profonde réflexion dramaturgique du metteur en scène s’incarne pourtant dans une célébration de la musique, dont il ne nie à aucun instant la beauté stupéfiante, mais dont il interroge le pouvoir d’envoûtement. « C’est une œuvre musicale à couper le souffle […]. Mais c’est aussi une œuvre inquiète et inquiétante. Tout dépend de qui l’on est dans la pièce et de qui l’on est dans le public ».

La musique est magistralement servie. D’abord par la direction fluide et allégée de Philippe Jordan, attentif aux timbres et aux voix, soucieux de faire avancer le discours, mais sachant aussi ralentir sur les pages émues et méditatives. Ensuite par un Sachs souverain, Michael Volle, dont l’endurance n’est jamais mise en défaut, chanteur et acteur engagé derrière chaque mot et chaque note, aussi déluré dans la pantomime initiale que débordant d‘humanité et éloquent dans ses immenses tirades.

Son double juvénile est Klaus Florian Vogt. Comme on sait, son ténor clair est affaire de goût. Mais l’art épuré de son chant, l’élégance de sa figure font de son Walther une sorte d’idéal. Plutôt décevante Anne Schwanewilms, qui peine à sortir des soies noires de Cosima pour devenir une Eva suffisamment rayonnante. Günther Groissböck réussit parfaitement à ressembler à Liszt et son Pogner est sonore et bien chantant.

Gardons pour la fin l’exceptionnel Beckmesser de Johannes Martin Kränzle. Le chanteur a triomphé d’une terrible maladie : sa silhouette a minci, mais sa voix a gardé sa substance et son mordant. Son personnage intègre la caricature sans perdre sa si touchante substance humaine.

                                                                                                                                  P.M.