Claudia Boyle (Dede), Joseph Kaiser (François), Gordon Bintner (Junior), Lucas Meachem (Sam), Rupert Charlesworth (le Directeur des pompes funèbres), Daniel Belcher (Bill), Annie Rosen (Susie), Steven Humes (Doc), Maija Skille (Mrs. Doc), John Tessier (le Psychanalyste), OSM Chorus & Orchestre symphonique de Montréal, dir. Kent Nagano (2018).
CD Decca 483 3895. Notice, synopsis et livret en anglais + français. Distr. Universal.

Bien avant Desperate Housewives, le ripoliné factice de la banlieue pavillonnaire américaine avait inspiré Leonard Bernstein : d’abord avec Trouble in Tahiti (1952), un opéra en un acte dont il avait écrit lui-même le livret ; puis avec la suite qu’il lui donna en 1983 sur un livret de Stephen Wadsworth, A Quiet Place, initialement un autre acte isolé destiné à succéder à Trouble in Tahiti lors d’une soirée unique, puis amplifié en trois actes et intégrant alors en son cœur l’œuvre aînée sous la forme de flash-back. Cette version longue de A Quiet Place, dernière œuvre scénique du compositeur, fut créée à La Scala de Milan en 1984 sous la direction de John Mauceri, mais subit une longue éclipse théâtrale après la mort de Bernstein en 1990, jusqu’à sa résurrection au New York City Opera en 2010.

En quelques mots : Dinah meurt dans un accident de voiture (prologue) ; son enterrement (acte I) est l’occasion de retrouvailles familiales éprouvantes ; le soir (acte I, intégrant de façon discontinue Trouble in Tahiti), son époux Sam se souvient de leur jeune couple en déroute, trente ans plus tôt ; Junior et Dede, leurs enfants, ainsi que François qui a été l’amant du premier avant d’épouser la seconde, se confrontent aussi ; le lendemain (acte III), les souvenirs sont plus apaisés : une harmonie familiale paraît enfin possible. Pourtant vous n’entendrez pas ici les pages issues de Trouble in Tahiti : ce coffret Decca illustre encore une autre version de l’opéra, une adaptation (texte et musique) posthume et chambriste réalisée par Garth Edwin Sunderland en 2013 et qui le réduit en effectif (18 instrumentistes désormais, au contraire du grand orchestre requis en 1984) comme en dramaturgie, évacuant notamment le flash-back conjugal ; Bernstein en avait émis le vœu mais n’a pas eu le temps de réaliser lui-même cette adaptation. C’est donc aussi ce libretto remanié qui figure dans le livret d’accompagnement, et Decca peut ainsi afficher « premier enregistrement mondial » en argument de tête sans mentir tout à fait. Reste que A Quiet Place avait été édité par DGG, trace des représentations données à l’Opéra de Vienne en 1986, mises en scène par le librettiste et placées sous la direction du compositeur lui-même, et que cet enregistrement est à ce jour le seul à offrir la version intégrale de l’opéra…

Si l’on peut regretter la disparition du flux mémoriel qui y entrelaçait passé et présent, force est de constater que le nouveau livret est l’occasion d’une cohérence stylistique renforcée : en évacuant Trouble in Tahiti, il en supprime la tonalité fortement jazzy et musical, laquelle n’apparaît pas dans le reste de la partition, bien plus grave et dramatique – sauf lors de quelques rappels thématiques de l’œuvre originelle glissés ici ou là en réminiscence. De l’analyse conjugale, la focale se déplace aussi par la même occasion sur la paternité et la famille ; remplaçant la frustration amoureuse, l’analyse intime est ainsi portée sur une affectivité plus diffuse et, somme toute, plus complexe. L’effectif réduit est aussi une belle idée, qui permet à des voix relativement légères et émises selon un lyrisme discret de servir de façon pertinente la tonalité intimiste et douce-amère du sujet. Car la famille de A Quiet Place n’est pas celle des Atrides – plutôt celle de Six Feet Under : on s’y interroge plus volontiers qu’on ne s’y déchire, les amours s’y font manquées ou bisexuelles plutôt que criminelles, les reproches y sont regrets perplexes et non récriminations haineuses – et l’on y rit même un peu, bouffée de soulagement bien connue des enterrements.

On ne saurait trop conseiller au mélomane d’avoir dans sa discothèque tout à la fois la version Bernstein-DGG et cette nouvelle vision, certes allégée – voire amputée – mais qui ne perd ni en saveur ni en intensité expressive : la direction de Kent Nagano, précise et ciselée, est idéale pour ce projet « ligne claire », et l’ensemble de la distribution est impeccable et homogène. Il faudrait les citer tous, mais c’est sans doute le trio masculin du père (Lucas Meachem, grave et vulnérable à la fois), du fils (Gordon Bintner, bravache) et du beau-fils (Joseph Kaiser, infiniment attachant, comme éclairé de l’intérieur par son timbre de ténor souple et liquide) qui crève l’écran sonore, réalisant presque à lui seul l’épiphanie finale d’une acceptation qui est aussi amour.

C.C.