Jeanne Crousaud (le Petit Prince), Vincent Lièvre-Picard (l'Aviateur), Catherine Trottman (la Rose), Rodrigo Ferreira (le Renard, le Serpent), Céline Soudain (la Rose multiple), Alexandre Diakoff (le Roi, l'Ivrogne, l'Allumeur de réverbères, l'Aiguilleur), Benoît Capt (le Vaniteux, le Financier, le Géographe), Patrick Lapp (narrateur, enregistré). Orchestre de Picardie, dir. Arie van Beek (live 2015).

CD Claves Records 50-1725. Distr. DistrArt Musique.

 

Fonder un opéra sur cette référence incontournable de la culture populaire qu'est Le Petit Prince de Saint-Exupéry est sans doute un défi stimulant pour un compositeur. Indissociables du texte qu'elles accompagnent, les aquarelles ont gagné une identité graphique si forte qu'elles imposent pratiquement leurs codes à la mise en scène. Mais le potentiel dramaturgique n'est probablement pas la première qualité ce texte en forme de conte philosophique, qui produit sans grande surprise un opéra dont les personnages sont avant tout des figures symboliques. Jalons d'un conte initiatique, ils imposent une suite cumulative de scènes - dont le groupement en quatre actes ne semble pas indispensable - plus qu'une dynamique dramaturgique.

Jeanne Crousaud réussit à jouer sur deux tableaux : la puissance d'une voix de soprano qui s'envole avec une remarquable souplesse dans les vocalises aiguës et un timbre assez neutre, moins timbré et exempt de vibrato, en parfaite adéquation avec un rôle de garçonnet. Toujours vive et spontanée, elle illumine musicalement la scène. On constate une même tendance à la dissociation de deux régimes vocaux chez le ténor Vincent Lièvre-Picard - un registre grave particulièrement consistant et un quasi-falsetto dans l'aigu - dont la nécessité scénique n'est cependant pas évidente, et qui confère par moments une certaine durée au personnage de l'Aviateur. Parmi les rôles secondaires, on apprécie particulièrement la Rose personnifiée par la mezzo-soprano Catherine Trottman, qui élargit avec bonheur la palette vocale féminine de ce plateau avec un timbre à la fois coloré et charpenté. Le contre-ténor Rodrigo Ferreira est bien plus avantageusement mis en valeur par le rôle chanté du Renard (où il paraît curieusement bien essoufflé) que dans celui, parlé mais chargé d'intentions cartoonesques peu subtiles, du Serpent.

Michaël Levinas fait ici alterner plusieurs types de vocalités : lignes atonales accidentées et assez impersonnelles, qui pourraient presque passer pour une parodie d'expressionnisme atonal, déclamation debussyste dont il n'est pas certain que l'inévitable connotation soit voulue, style psalmodique recto tono et, plus typiques du compositeur, mouvements chromatiques, diatoniques ou mixtes et glissements microtonaux. Côté orchestre, on remarque en fosse la forte présence de deux claviers numériques produisant un effet piano bastringue aux effets de flanger et d'intonation gauchie, ou déclenchant moult sons échantillonnés. Souvent corrélée à des glissements d'intonation façon Dali, l'utilisation généreuse d'accords parfaits engendre des motifs simples et marquants, du type de celui qui triomphait déjà dans Les Nègres. L'adjonction de timbres partiellement artificiels à base de clavecin accompagne de manifestes allusions à la musique baroque. De nombreuses séquences reposent sur un seul accord ou une seule basse, dont les extensions mélodiques semblent majoritairement régies par une approche spectrale. De façon plus sporadique, on notera des résurgences harmoniques du Grisey de Vortex temporum, des allusions au jazz, à la pop ou à la musique militaire de western, une ambiance de film de Tim Burton (c'est-à-dire de musique de Dany Elfman...), des chutes microtonales abyssales qui évoquent directement les sons paradoxaux de Jean-Claude Risset, ou encore des séquences répétitives. Témoignant d'une spontanéité et d'une liberté expressive, d'un sens de la dramaturgie musicale et d'un certain sens de l'humour - le son enregistré d'évier pour introduire l'Ivrogne -, ce matériau donne aussi parfois l'impression, en dépit de récurrences clairement identifiables, de produire ses effets et ses climats au détriment de la cohérence d'ensemble. Il témoigne en tout cas d'une conception coloriste de la musique, dont on ne pourra qu'essayer d'imaginer le pendant scénique.

P.R.