Jacquelyn Wagner (Fiordiligi), Michèle Losier (Dorabella), Ginger Costa-Jackson (Despina), Frédéric Antoun (Ferrando), Philippe Sly (Guglielmo), Paulo Szot (Don Alfonso). Orchestre et chœur de l'Opéra national de Paris, dir. Philippe Jordan. Mise en scène : Anne Teresa de Keersmaeker (Paris, 2017).

DVD ArtHaus Musik 109338. Distr. Harmonia Mundi.

 

Disons-le sans ambages : en plus de grandement nous décevoir, cette nouvelle version de Così fan tutte nous fait éprouver une immense compassion pour les malheureux chanteurs qui ont dû composer avec les exigences de la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Cette dernière a en effet conçu une mise en scène où chaque soliste est non seulement doublé d'un danseur de la compagnie Rosas, mais doit lui-même maîtriser une gestuelle souvent à la limite du ridicule : rotation partielle de la tête dans un sens, puis dans l'autre, inclinaison du corps à gauche et à droite, déambulation le long de figures géométriques tracées sur le sol... Les mouvements des danseurs, souvent minimalistes, parfois subitement agités, sont censés traduire les affects plus ou moins conscients des différents personnages ; ils viennent en fait parasiter l'action et deviennent vite carrément exaspérants. Dépouillé jusqu'à l'ascèse, l'immense plateau du Palais Garnier est complètement blanc et vide, à l'exception de grands et fort laids panneaux transparents installés de chaque côté, sans nul doute pour des raisons acoustiques. Car, dans cette espèce de laboratoire aseptisé où, pour reprendre les mots d'Anne Teresa de Keersmaeker, Alfonso se livre à une « expérience alchimico-affective », le son se perd dangereusement, avec comme conséquence directe que les chanteurs sont confinés à l'avant-scène pour se faire entendre.

On regrette d'autant plus cette mise en scène que l'interprétation musicale se situe à un très bon niveau général, à commencer par la direction alerte, subtile et parfaitement équilibrée de Philippe Jordan. S'il a tendance à privilégier des tempi plutôt rapides, il sait adopter un rythme plus élégiaque, comme dans « Un'aura amorosa », ou prolonger de façon très pertinente certains silences particulièrement significatifs. Peut-être à cause des problèmes acoustiques évoqués plus haut ou d'une prise de son déficiente, le Chœur manque curieusement d'homogénéité. La palme du beau chant revient au ténor Frédéric Antoun, Ferrando à la grâce jamais mièvre, d'une grande force d'émotion dans « Tradito, schernito » et d'une extrême séduction dans son duo avec Fiordiligi (« Fra gli amplessi »). Doté d'une voix un peu légère mais parfaitement crédible en jeune homme infatué de lui-même, le Guglielmo de Philippe Sly forme un contraste intéressant avec son compagnon d'armes, plus sobre et retenu. Jacquelyn Wagner se tire plus qu'honorablement de ses deux grands airs, mais sa Fiordiligi pèche par une trop grande placidité et un manque d'attention au poids des mots, comme en témoigne par exemple le récitatif précédant « Per pietà », à la limite de l'indifférence. Il est évident qu'elle se plie à son corps défendant à la chorégraphie, au contraire de Michèle Losier, Dorabella au mezzo sombre et au vibrato un peu large, qui semble au contraire s'amuser ferme en esquissant ses pas de danse. Alfonso et Despina appellent plus de réserves, le premier (Paulo Szot) par une incarnation sans grand relief, la seconde (Ginger Costa-Jackson) en raison d'un chant trop fruste. Au final, cette parution ne change en rien les conclusions de notre vidéographie (ASO, no 292), dominée par la version d'Iván Fischer et Nicholas Hytner (Glyndebourne, 2006).

L.B.