Marlis Petersen (Lulu), Bo Skovhus (Dr. Schön, Jack l'Eventreur), Matthias Klink (Alva), Daniela Sindram (Comtesse Geschwitz), Pavlo Hunka (Schigolch), Rainer Tröst (Der Maler, Ein Neger), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Der Prinz, Der Kammerdiener, le Marquis), Martin Winker (Rodrigo, le Montreur de foire), Rachael Wilson (Gymnasiast, Theatergarderobiere), Bayerisches Staatsorchester, dir. Kirill Petrenko, mise en scène : Dmitri Tcherniakov (Munich, mais 2015).

DVD BelAir Classique BAC129. Distr. Outhere.

 

En juin 2009 Christof Loy osait, sur le plateau mis à nu de Covent Garden, une lecture de Lulu radicale par son dépouillement et son noir et blanc, que parachevait une captation au cordeau. Six ans plus tard, Dmitri Tcherniakov lui répond par une proposition tout aussi radicale mais à l'exact opposé. Là où l'Allemand produisait un terrible fondu au noir, le Russe donne à voir Lulu pleine lumière, prisonnière d'un décor unique, dédale de parois transparentes, objet de tous les désirs. Allusion au Palais des glaces où Rita Hayworth sera révolvérisée à l'infini dans la scène célèbre de The Lady from Shanghai d'Orson Welles, ou cage de verre pour une exposition de monstres de foire ? La proposition a froissé une bonne part de la critique qui n'y a vu que du vide.

Comme souvent, la caméra d'Andy Sommer révèle ce qui ne se perçoit pas suffisamment de la salle : une direction d'acteurs au cordeau qui se peint d'abord sur les visages mais utilise aussi toutes les ressources du langage corporel. Même si l'on sait le temps des Lulu séductrices révolu depuis la relecture de Patrice Chéreau, Tcherniakov en profite pour aller un peu plus loin et retirer tout charme à Marlis Petersen - mais aussi tout venin. Elle est un monstre froid, hautain, distant, qui parfois bascule dans l'autre extrême lorsqu'une douleur proche de la pure détresse physique la saisit, mais aussi un objet sexuel dissocié de sa propre identité corporelle, instrumentalisée. La voyant si amère, si désabusée, si blessée par instant par une rage interne (et toujours, bien entendu, dans un contretemps dramatique, comme si l'émotion venait « après réflexion », ce que les décalages de la musique de Berg suggèrent), si lasse, je ne peux m'empêcher de penser à l'Emilia Marty de L'Affaire Makropoulos. Quelle performance de vrai théâtre pour cette chanteuse qui s'est appropriée tous les visages de Lulu au point de pouvoir en produire un seul et d'en creuser la psyché comme à l'infini.

En face d'elle, opposé à son vide intérieur : le vide des hommes - d'un Peintre concupiscent (magnifique Torsten Kerl), d'un Alva inexistant à force de veulerie (Mathias Klink, qui n'a pas le format vocal du rôle et s'étrangle dans les aigus du redoutable duo du divan), d'un Schigolch revenu de tout et pourtant presque trop alerte, Wanderer moderne avec ses lunettes de conduite au front, d'un Rodrigo qui fait voir ses muscles défraîchis. Et surtout l'une des compositions majeures qu'aura connues le Dr. Schön : c'est l'autre monstre froid, prédateur impénétrable, avec un masque constant d'ironie, de détachement, dont le rictus semble chanter de l'acide. Bo Skovhus y est simplement prodigieux, exauçant le vœu avoué de Dmitri Tcherniakov : travailler avec des acteurs-chanteurs (et non l'inverse). C'est à qui d'entre Lulu ou lui tuera l'autre en premier. Autre idée, une Geschwitz jeune, dépossédée progressivement de son pouvoir de séduction, instrumentalisée comme Lulu mais par Lulu, génialement chantée par cette brillante habituée des travestis qu'est Daniela Sindram, avec de la pulpe dans le timbre et dans les mots, et, dans son ultime adresse, de la cendre, comme si elle faisait entendre l'envers de sa voix. Inutile de préciser le génie de la caractérisation dispensé par Wolfgang Ablinger-Sperrhacke dans ses « silhouettes » : il fait claquer les mots et semble se dessiner lui-même en deux gestes. Avec cela, sur cette trame terrible, très simple, trop évidente, dont les seuls arrière-plans sont les psychés de chacun trahies par le langage du corps, quelques coquetteries, comme la toque de fourrure dont se pare Lulu au début du troisième acte, écho au gibus de Lola-Lola dans L'Ange bleu, histoire de rappeler que Lulu, ce serait aussi Lily Marlène dansant au bord du volcan.

Une suggestion parmi tant d'autres dans ce spectacle fabuleux qui expose tout : l'action se déroule au devant de la scène, adossée à ce palais de verre où les sentiments vont se décomposer, pourrir exposés au regard de chacun comme la preuve de la mort. Parabole de théâtre vertigineuse qui regarde dans les yeux le chef-d'œuvre de Berg (dans la version parachevée par Friedrich Cerha) sans ciller et que Kirill Petrenko dirige tel un terrible métronome, insensible, implacable, parfaitement accordé au propos de Dmitri Tcherniakov. Spectacle inusable - tout comme celui de Christof Loy.

J.-C.H.