Jerome Hines (Wotan), Thomas Stewart (Donner, Gunther), David Thaw (Froh), Gerhard Stolze (Loge), Regina Resnik (Fricka), Wilma Schmidt (Freia, Ortlinde, Gutrune), Marga Höffgen (Erda), David Ward (Fasolt), Peter Roth-Ehrang (Fafner), Otakar Kraus (Alberich), Herold Kraus (Mime), Ingeborg Moussa-Felderer (Woglinde, Helmwige, l'Oiseau), Elisabeth Steiner (Wellgunde, Grimgerde), Elisabeth Schärtel (Flosshilde, Waltraute [W], 1re Norne), Fritz Uhl (Siegmund), Gottlob Frick (Hunding, Hagen), Régine Crespin (Sieglinde, 3e Norne), Astrid Varnay (Brünnhilde [W]), Lilo Brockhaus (Schwertleite), Ruth Hesse (Rossweisse), Grace Hoffmann (Siegrune, Waltraute [G], 2e Norne), Gertraud Hopf (Gerhilde), Hans Hopf (Siegfried), Birgit Nilsson (Brünnhilde [S-G]), Chœur et Orchestre du Festival de Bayreuth, dir. Rudolf Kempe (Bayreuth 1961, live).
13 CD Orfeo C928 613 Y (14 h 39 min. 46 s).

Des quelques Ring dirigés par Rudolf Kempe, on disposait déjà de Covent Garden-1957 chez Testament et de Bayreuth-1960 et 1962, tous deux aujourd'hui chez Myto - qui avait, bien avant, édité la seule Walkyrie de 1961 (pour Crespin bien entendu). Voici aujourd'hui le cycle complet. Il n'est pas plus fondamental que les deux autres témoins de ce premier Ring de Wolfgang Wagner, qui ne créait guère de vertige théâtral tandis que la battue de Kempe ne retrouvait pas dans l'abîme mystique les bonheurs d'élégance et de rythme de sa direction londonienne. Le chef semble ici souvent inhibé, peinant à l'accomplissement, à l'évidence, laissant l'impression que seuls ses solistes les plus inspirés lui font animer son discours : c'est sensible au récit de Loge (avec Stolze), aux disputes autour de l'or et à la malédiction (Prologue, scène 4, avec Stolze et Kraus, qui finissent même par animer le Wotan bien placide de Hines pour son salut au Walhall), à toutes les interventions de Crespin - mais pas aux scènes du Wanderer de Milligan, pourtant exceptionnel... C'est plus sensible encore si l'on contextualise ces trois témoins encadrés par ceux de Keilberth (1952-1955), Kraus (1953), Knappertsbusch (1956-1958) et Böhm (1965-1967) - pour en rester à la seule Colline verte, Solti et Karajan offrant en sus les extrêmes que l'on sait en studio. Contextualisation cependant relative quand on ajoute ce que le disque et le live ont pu produire à partir dès années soixante-dix jusqu'à il y a peu !

On aura donc globalement une version qui se veut quelque peu chambriste, en opposition totale à l'esprit tellurique de Kna qui précédait immédiatement ce Ring, mais avec une battue lente, lourde même, trop retenue souvent, très éloignée de la vivacité de celle de Böhm qui suivra. Plus intéressée à produire du beau son que du vrai drame, elle offre trop souvent des plages entières sans nerf (les interludes en particulier, certains dialogues peu tendus de la partition), parfois catastrophiques (le court prélude à l'acte II de La Walkyrie, totalement embrouillé, la traversée du feu de Siegfried, où le cor frise le désastre). On est loin de la réussite du Lohengrin de Kempe au studio (EMI), caractérisé par son unité de ton et une globalité de propos constante. Et très loin aussi de l'orchestre de la production londonienne où tout paraît clair, allant, éloquent, du fait d'une phalange qui se défonce pour son chef. Au final, reste ici un Rheingold manquant de tension dans la narration, une Walkyrie sans déchaînement de passion ni vision intense des déchirements du dieu, un Siegfried nettement plus enlevé malgré quelques moments bien plats et marqué par une entente sonore et émotive particulièrement heureuse entre la Brünnhilde de Nilsson et le chef, et enfin un Götterdämmerung de bonne tenue générale - sans grand vertige, certes, mais plus égal de ton, de hauteur, que les autres journées.

Autre constante dans le nivellement, se pose ici à l'évidence la question du renouvellement de l'équipe vocale du Neues Bayreuth, que Wieland avait inventée ex nihilo et surexploitée dans son premier Ring de 1951 à 1958 - comme dans toutes les autres œuvres du répertoire local -, et qu'il remettrait encore à la tâche dans son second Ring de 1965 à 1969, même si nombre d'entre eux seront alors à bout mais toujours vertigineux. Rien de cela pour ce Ring de renouveau qui ne fut guère que Ring de transition : direction d'acteurs et direction d'orchestre fusionnant dans le non-investi, la stimulation vocale en restera aux moyens propres de chacun. Si les seconds rôles restent du niveau de Bayreuth, c'est à dire excellents, les premiers plans n'ont guère marqué l'époque ou sont à écouter ailleurs. De toute façon, si l'on excepte l'unique Siegmund de Windgassen en 1960 et les Brünnhilde de Varnay et Nilsson qui se passeront le relais jusqu'en 1967 (avec l'intermède Anita Välkki en 1963-1964), seuls firent continuité avec le Ring précédent le Loge exceptionnel de mordant de Gerhard Stolze et, pour le Ring suivant, l'Erda de Marga Höffgen, reine des profondeurs, avec le Gunther de Thomas Stewart, veule à souhait, qu'il abandonnera néanmoins de 1962 à 1964. Aucun autre soliste majeur ne survivra, à Bayreuth, aux cinq années de ce Ring avec lequel Wolfgang s'était pourtant efforcé de marquer sa différence et de créer une nouvelle génération de chanteurs wagnériens.

Qu'est le très solide et plutôt débraillé Siegfried de Hans Hopf, à l'aigu terne, au manque de poésie flagrant, face à Windgassen même vieilli ? Qu'est le Wotan de Jerome Hines, un peu nasal et engorgé, qui fait ainsi « Hotter du pauvre », face à Hotter justement ou à Adam et Stewart bientôt ? Dans ses confrontations à Alberich, c'est le nain qui domine, de la voix comme au sens théâtral. Mais le dieu reprendra le dessus avec l'autorité nécessaire pour tout l'acte III de Walkyrie, sans égaler cependant le Wanderer de James Milligan, autrement engagé en présence et en personnalité. Cette voix sonore, pleine, puissante annonçait un Wotan de haut rang, qui disparaîtra hélas quatre mois plus tard, à 33 ans ! Bien sûr, il y a, formidable, Gottlob Frick, Hagen et Hunding d'une noirceur sans pareille, Otakar et Herold Kraus en Alberich et Mime, magnifiques tous deux - le premier, surtout en méchanceté, mais en douleur tout autant, moins monolithique que Neidlinger, en fait ; le second, plus classique (mais en 1962 c'est Erich Klaus, moins prenant, qui reprendra son rôle) -, et encore Peter Roth-Ehrang, excellent en Fafner.

Exceptionnelles aussi, Regina Resnik, somptueuse de timbre en Fricka impérieuse et pourtant très féminine, et surtout Régine Crespin dont ce seront l'unique 3e Norne enregistrée et l'unique Sieglinde à Bayreuth (la première de ses deux Sieglinde live : l'autre est à New-York avec Karajan en 1969, introuvables éditions Arkadia ou Nuova Era). La voix claire, jeune, l'articulation parfaite, l'aigu insolent, sinon débordant de chair, façon Rysanek : elle était bien, avec cette dernière, LA Sieglinde de l'époque. Mais face à elle, Fritz Uhl - qui durera jusqu'en 1964 ! - est hélas l'un des Siegmund les plus médiocres qu'on puisse entendre dans toute la discographie : sec, nasillard, timbre nu et sans harmonique, souvent laid, interprète pas poète pour un sou - mais pas sans vaillance pour autant, même si elle est surtout grandiloquence. Pas de grand moment non plus avec la seulement bonne Grace Hoffmann en Waltraute ou avec Wilma Schmidt en Freia ou Gutrune. En revanche, Astrid Varnay est en excellente forme dans La Walkyrie, sans retrouver toutefois le niveau de certains soirs des années cinquante, et Birgit Nilsson est somptueuse de bout en bout pour les deux autres soirées, en particulier dans Siegfried où elle montre une jeunesse du timbre et une légèreté de son airain vocal particulièrement séduisantes.

Bref, on retiendra ici l'exceptionnel et le rare : Stolze avant Karajan, Resnik unique, Otakar Kraus vipérin, Crespin, Nilsson, Milligan, ce qui fait peu pour un Ring intégral confronté aux standards de l'époque, d'autant que la prise de son mono, un peu confuse, ne rend pas vraiment grâces aux grands moments « sonores » de la partition.

P.F.