Stephen Gould (Tristan), Evelyn Herlitzius (Isolde), Christa Mayer (Brangäne), Georg Zeppenfeld (König Marke), Iain Paterson (Kurwenal), Riamund Nolte (Melot), Tansel Akzeybek (Ein Hirt, Ein junger Seemann), Kay Stiefermann (Ein Steuermann), Chœur et Orchestre du Festival de Bayreuth, dir. Christian Thielemann, mise en scène : Katharina Wagner (Bayreuth 2015).

DVD Deutsche Grammophon 00440 073 5261. Distr. Universal.

Wieland Wagner ne consentait à la coupe du philtre que du bout des lèvres. Katharina la renverse : Tristan et Isolde n'ont pas besoin de drogue pour se consumer d'amour. L'image est forte, comme tout le spectacle graphique sur lequel Reinhard Taube met ses éclairages de peintre hollandais : pas de plus beau Tristan au DVD depuis celui italianisé par Peduzzi pour Chéreau à La Scala. Durant tout l'opéra Katharina Wagner conjugue une direction d'acteurs éclairante avec une savante réinterprétation. Non pas une relecture comme celle qu'elle avait plus ou moins (mal)heureusement tentée avec ses Meistersinger, mais une translation légère qui s'effectue par des détails emportés dans le mouvement de l'action : Tristan, les yeux bandés, sera poignardé de dos par Melot, assassinat commandé et non plus lutte ; le Roi Marke, carnassier, entraîne Isolde de force : on croirait Golaud avant de violenter Mélisande. Sommet de la production, l'acte II emmuré dans une prison abyssale où tout se passe sous les regards de voyeurs de Mark et de ses sbires. Sur ce sombre et brillant Tristan règne un climat de terreur, d'étouffement, de communication impossible - à l'acte I notamment, avec son labyrinthe de métal où personne ne se rejoint - qui va très loin de concert avec la musique de Wagner : ce n'est pas une mince qualité.

Le plateau est au diapason du spectacle. L'Isolde furieuse, intense, ivre de passion que campe Herlitzius ne s'oublie pas, ardente, allant à l'aigu à s'en brûler mais avec cette intensité qui commande de risquer sans cesse. C'est elle qui décide de tout et l'on pourrait écrire que Tristan est sa victime consentante, quasiment expiatoire. On aura beau jeu de souligner que Stephen Gould n'est, de timbre, de mordant, d'ampleur, ni Burian, pas plus Melchior ou Lorenz. Oui, mais il chante admirablement ses mots, ses notes et son personnage, lyrique à se damner, d'une fidélité absolue au texte qui finalement ne se rencontre pas si souvent depuis justement les Tristan historiques. Il va jusqu'au bout de son calvaire sans un stigmate dans la voix, préférant un ton visionnaire au délire tout au long du troisième acte. Terrifiant Roi Marke selon Georg Zeppenfeld, amer, acide, toxique et qui, de physique, de tenue, de présence, serait un véritable rival de Tristan si Isolde le voyait seulement ; Kurwenal tendre, humain, confraternel, noble autant que son maître selon Iain Paterson ; impérieuse Christa Mayer, velours et soie, qui fait résonner les appels de Brangäne comme personne depuis Yvonne Minton. Sur tout cela, Christian Thielemann ne règle plus son opulente symphonie comme jadis à Vienne, mais entre entièrement armé d'accents, de phrasés, de polyphonies, dans le théâtre radical imaginé par Wagner, faisant flamboyer son orchestre. Bayreuth n'avait pas vu un Tristan und Isolde aussi décisif, aussi abouti, depuis celui d'Heiner Müller, c'est dire !

J.-C.H.