Anja Harteros (Aida), Jonas Kaufmann (Radamès), Ekaterina Semenchuk (Amneris), Ludovic Tézier (Amonasro), Erwin Schrott (Ramfis), Marco Spotti (le Roi d'Egypte), Paolo Fanale (Un messager), Eleonora Buratto (Une prêtresse), Orch. et Ch. de l'Accademia nazionale di Santa Cecilia, dir. Sir Antonio Pappano (2015).
CD Warner Classics 0825646106639. Distr. Warner Music.

 

Evénementielle, cette Aida l'est à plus d'un titre. D'abord parce que les enregistrements de studio - les seuls à permettre les longues répétitions et multiples prises visant à approcher la perfection rêvée - sont depuis longtemps délaissés par les grands labels, et qu'il faut remonter à 2001 (Harnoncourt / Teldec, Parry / Chandos) pour trouver les dernières Aida ainsi réalisées. Une génération entière de chanteurs est-elle donc vouée à ne pas laisser de traces autres que live - certes enrichies par le feu théâtral du direct, mais aussi fragilisées par ses aléas propres ? Ensuite, Warner permet ici à trois interprètes majeurs du moment d'effectuer leur prise de rôle dans ces conditions aussi confortables que... scrutées : Anja Harteros, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier ont ainsi inauguré leur personnage, d'abord pendant les séances d'enregistrement, puis lors du concert qui leur succéda (le 27 février 2015) - le tout à l'Auditorium du Parco della Musica de Rome. Enfin, l'ensemble de l'équipe réunie est tout simplement de premier plan, à commencer par Antonio Pappano dont l'art de conduire et soutenir le théâtre des voix est ici remarquable.

Pappano relève le défi de la difficile mixture des niveaux héroïque/collectif et intimiste/individuel qui fait tout le sel d'Aida. Sous sa baguette, chœur et orchestre (il dirige l'Accademia nazionale Santa Cecilia depuis 2005) se déploient dans un vaste espace sonore qui rend justice aux scènes de masse : le Temple de Vulcain est riche de couleurs vibrantes, d'atmosphères délicates (les Prêtres, en écho lointain, ont une rondeur feutrée de jeux d'orgue) ; la Danse sacrée joue de ses bois comme d'autant de danseurs aux inflexions souples et libres, tout comme le Ballet du II paraît un vivant feu follet ; à chaque fois, les plans superposés sont aussi lisibles qu'imposants. Jusqu'au phrasé des trompettes (la fanfare de la Police d'Etat s'adjoint à l'orchestre principal) qui surprend - soigné, construit : inédit. Ailleurs, les irisations des préludes (I et III), la lumière mystique des prières, la synergie absolue et permanente avec les chanteurs, leurs échanges vifs et bien menés, tout convainc : l'architecture tient, aussi bien monument que détail.

On peut n'être pas séduit intrinsèquement par le timbre d'Anja Harteros, qui trahit ici quelques notes étroites dans le medium, et dont l'aigu flottant n'est pas toujours idéalement libéré. Mais son Aida est magnifiquement dessinée, possédant toutes les subtilités du déchirement intérieur du personnage, la versatilité de ses accents : fierté et bravade refoulée, paradoxe torturant de « Ritorna vincitor ! », détresse émouvante de « O patria mia ». Elle trouve en Radamès un partenaire familier, et celui dont le seul nom aurait suffi à porter un tel projet : Jonas Kaufmann. Comme à son habitude, il parvient à concilier la vaillance de l'héroïsme et le raffinement des intentions, son timbre sombré colorant d'ailleurs la fougue optimiste de Radamès d'une prescience inquiète. Son « Celeste Aida » est en soi un autre événement : liquidité naturelle, abandon impalpable, et à la fin le si bémol rêvé par Verdi et qu'on n'a jamais donné ainsi : mezza voce puis morendo - un miracle technique, musical et expressif. L'Amneris de Semenchuk est fauve à souhait, avec des profondeurs aussi lascives que menaçantes ; on regrette toutefois une élocution souvent mangée par l'opulence du timbre. Mais sa Princesse est crâne et tranchante, confrontée aussi à son impuissance rageuse à se faire aimer. Schrott affiche en Ramfis une surprenante maturité patriarcale - belle union de son timbre avec celui de Kaufmann dans « Nume, custode e vindice », partageant la même ferveur intériorisée. En deux scènes, Tézier impose un Amonasro captivant : son « Suo padre » laisse filtrer toute la tendresse du monde, quand le père inflexible reviendra, mordant, arracher sa fille à ses attaches nouvelles, féroce mais sans histrionisme. Les rôles épisodiques sont aussi fort bien tenus : timbre riche de Spotti (un rien scolaire), mélismes généreux de la Prêtresse, Messager sans faute... Un pari ô combien réussi !

C.C.

PS. A ce niveau de talents conjugués et de moyens déployés, on se permettra de pointer que le livret d'accompagnement, lui aussi lorgnant vers l'« âge d'or » des coffrets de studio avec son libretto intégral et quadrilingue, laisse passer quelques erreurs fantaisistes : un mot (rien moins que « patria » !) manque ici, deux lignes sont inversées là, virant à la poésie dada ; plus loin, une coquille crée un contresens (« Héros je t'aimais, parjure[r] je ne le puis »)...