Marion Cotillard (Jeanne), Xavier Gallais (Frère Dominique), Yann Beuron (Porcus), Maria Hinojosa (la Vierge), Marta Almajano (Marguerite) Aude Extrémo (Catherine), Éric Martin-Bonnet (Une voix, Un paysan), Carles Romero Vidal (Héraut), Pep Plana (l'Appariteur), Lieder Càmera Choir, Madrigal Choir, Barcelona Symphony et Catalonia National Orchestra, dir. Marc Soustrot (Barcelone, 17 novembre 2012).
DVD Alpha 708. Distr. Outhere.

 

La grande comédienne Ida Rubinstein rêvait d'incarner Jeanne d'Arc. Le projet  n'était pas sans risques en 1934 après la canonisation de la Pucelle annexée par l'Action Française pour servir d'étendard à un nationalisme étroit, antidémocratique et xénophobe. La plume de Paul Claudel se cabra d'abord. C'est une vision fulgurante de deux mains liées faisant le signe de la croix qui déclencha le processus créateur. Puis il eut l'idée de confronter saint Dominique, fondateur d'un ordre qui devait faillir à sa mission après lui, et l'âme de Jeanne trahie, elle aussi, par les siens : ils s'accordent pour évoquer les vices et l'aveuglement de leurs contemporains, l'horreur du procès et du bûcher, mais aussi la douceur des chants populaires, la voix des cloches. Partant de l'instant ultime de l'existence où se déroule, dit-on, le film des événements qui l'ont remplie, Claudel transposa à la scène le procédé cinématographique du flash back : sur le bûcher, Jeanne écoute le livre de sa vie lu par Frère Dominique. Livre idéal, comme le dit Claudel : «  Cette petite paysanne ignorante qui ne savait signer que d'une croix, tout de même en lettres de sang et d'or, elle a écrit un livre, et ce livre il était juste qu'elle fût la première à y porter les yeux ».

Claudel ne se borna pas à imaginer une trame, à écrire les dialogues parlés et les paroles destinées au chant, il donna au compositeur des indications très précises de dramaturgie musicale : « On entend un chien hurler dans la nuit. Une fois. Deux fois. À la seconde fois l'orchestre se mêle au hurlement en une espèce de sanglot ou de rire sinistre. À la troisième fois les chœurs. Puis silence. Puis les Voix de la nuit sur la forêt  à quoi se mêle peut-être, très faiblement, la chanson de  Trimazô et une impression limpide de rossignol ». Honegger, de son propre aveu, n'eut qu'à suivre le plan indiqué et se considéra comme le simple collaborateur du poète tandis que l'inverse est plutôt la règle. Il n'a pas eu à s'en repentir. La partition, composée durant l'été 1935, intègre quelques chansons populaires dont l'expression va bien au delà de la touche pittoresque : elles sonnent pour l'auditeur, avec une fraîcheur où la naïveté vraie trouve sa place. Réduites au pittoresque, les valeurs patriotiques laissent la place à la force mystérieuse de l'attachement à ce qui n'appartient même pas au domaine de l'art ou de la culture, à ce rien qui bouleverse. La singularité d'une articulation dramatique non linéaire, la variété des tableaux ironiques, pathétiques, tendres, cruels, la force du verbe claudélien décuplée par la déclamation en mélodrame, la maîtrise polyphonique d'Honegger, la richesse de son invention orchestrale et l'éloquence de son inspiration expliquent la popularité dont l'œuvre a joui depuis sa création en 1938. On l'a crue datée quand la modernité de ses effets les plus inquiétants s'est estompée (le rugissement des ondes Martenot, notamment), mais elle n'attend qu'une interprétation bien sentie pour retrouver sa jeunesse.

C'était le cas à l'auditorium Pau Casals de Barcelone en novembre 2012. Sous la direction engagée et très mobile de Marc Soustrot (dont la France a un peu trop oublié les qualités), le chœur fait preuve d'une belle vitalité et l'orchestre sonne clair. La musique avance, portée par un souffle qui rend très secondaires les réserves que peut susciter tel ou tel aspect d'une distribution qui ne prétend pas être exceptionnelle. Yann Beuron la domine dans le rôle-clef de l'évêque Cauchon, par une présence fulgurante. L'intense incarnation de Frère Dominique par Xavier Gallais ne vole pas la vedette à Marion Cotillard ; au contraire, la relation qui s'établit entre eux dès l'abord pousse la comédienne à l'expression de la plus authentique (et visible) émotion. On se hasarderait même à penser qu'elle joue plus « juste » ici que souvent au cinéma. La qualité des cadrages et, plus généralement, de la captation de Jean-Pierre Loisil, n'est pas étrangère à l'empathie impérieuse dont on se défendrait en vain. Une œuvre forte à (re)découvrir dans une production fervente et authentique.

G.C.