Vincent Le Texier (Cardinal Campeggio) et Claire Antoine (Lady Clarence). © Matthias Baus

Après Les Huguenots, Hamlet, La Juive et le Prophète, voici Henry VIII : Olivier Py aime décidément le grand opéra. Le genre stimule chez lui un goût pour le spectaculaire partagé avec son décorateur Pierre-André Weitz. Entre Teatro Olimpico de Vicenza et hôtel particulier néo-Renaissance du Paris haussmannien, la scène, dont le rideau est un Christ en croix du Tintoret, représente un espace noir, sur lequel se détache la robe rouge de la favorite qui affole le roi, couleur de la passion, des évêques…  et du sang des suppliciés. Le nouveau directeur du Châtelet voit l’opéra de Saint-Saëns comme une « leçon de ténèbres ». Il l’inscrit surtout, fidèle à lui-même, dans une mythologie, en l’occurrence celle du capitalisme triomphant de l’ère industrielle, identifié à la Troisième République adolescente. Les costumes seront donc ceux des années 1880, sauf celui de Catherine d’Aragon, symbole d’un autre âge, des unions indissolubles consacrées par l’Église.

Or, Henry n’a que faire de l’excommunication lancée par le légat du pape, se débarrasse de l’épouse encombrante et épouse la favorite. On voit alors un maire républicain, ceint de l’écharpe tricolore, célébrer le nouveau mariage. Le divorce, qui agite alors les esprits, va bientôt être rétabli et le metteur en scène fait de Henry une icône cynique de la laïcité. Ainsi se crée l’effet de miroir entre la Renaissance anglaise et une République française se regardant à travers elle. Au couple royal se superpose un riche ménage bourgeois où le mari profite du divorce pour épouser ses maîtresses. La greffe prend, que ce soit dans les grands ensembles tel le tableau du Synode ou dans les scènes plus intimistes où perce la violence du désir.

Une fois répudiée, Catherine échoue au milieu d’une gare et s’effondre devant une locomotive – clin d’œil à Anna Karénine ? Mais le triomphe de la rivale n’est qu’illusoire : Henry en courtise déjà une autre – en réalité, Jane Seymour. Et toutes deux finiront décapitées. Anne n’est d’ailleurs plus vêtue de rouge, mais de noir… Tout cela est orchestré de main de maître, bien que le metteur en scène se répète un peu et manifeste toujours, alors que sa direction d’acteurs est assez concentrée et tendue pour se suffire à elle-même, cette peur du vide qui le conduit à ajouter des chorégraphies redondantes tout à fait superflues. Le vrai ballet, en revanche, est dansé sur la place du théâtre, visible aussi sur des écrans dans le hall, accompagné par une bande sonore. Idée faussement ingénieuse : on eût préféré voir à l’intérieur le pas deux du légat et du monarque, qui lui arrache sa tiare, et goûter ainsi toute la musique de l’opéra.

Un chef-d’œuvre, en tout cas, où l’intérêt ne faiblit pas un seul instant, même – surtout lorsqu’on en donne l’intégralité de la partition telle qu’elle fut créée au Palais Garnier le 5 mars 1883, connue par le concert enregistré de Gil Rose, si pénible aux oreilles françaises. Il est vrai qu’Alain Altinoglu dirige superbement, à la tête d’un orchestre aux cordes moelleuses, aux sonorités à la fois claires et fondues, aux couleurs souvent sensuelles. Le chef restitue la puissance de l’œuvre sans verser dans le pompiérisme, mais aussi les subtilités instrumentales des scènes intimistes. On regrette d’autant plus, encore une fois, de ne pas avoir entendu le ballet.

La distribution, en revanche, s’avère assez inégale. Certes, on situe au sommet le Henry tortueux de Lionel Lhote, voix veloutée, à l’aigu triomphant, conduite avec un raffinement extrême, même dans la violence – il faudrait seulement un timbre plus mordant et plus sombre pour l’invective, en particulier quand il affronte le légat du pape, un Vincent Le Texier trop usé, trop à court de grave pour être crédible. Marie-Adeline Henry, certes pas le grand falcon attendu, phrase impeccablement sa reine répudiée, d’une noblesse touchante, hélas handicapée par les stridences de sa quinte aigue. Vocalement, elle n’a en tout cas rien à craindre d’une rivale qui devrait être ravageuse : voix défaite, ligne en berne, Nora Gubisch est une erreur de distribution – on comprend mal que le roi la préfère à la reine. Ed Lyon a du style et un joli timbre, chante un français hautement estimable, mais se révèle un peu léger en ambassadeur éperdu et trahi. Excellents rôles secondaires, excellent chœur.

L’Opéra de Paris ayant failli à sa mission en oubliant le bicentenaire de la naissance de Saint-Saëns, remercions la Monnaie d’avoir ressuscité une de ses plus belles partitions, cent quarante ans après sa première au Palais Garnier – pour la première fois que l’Académie de musique ouvrait ses portes au compositeur. La Princesse jaune avait été créée à l’Opéra-Comique, Le Timbre d’argent au Théâtre lyrique, Samson et Dalila à Weimar, Etienne Marcel à Lyon.

Didier van Moere


Lionel Lhote (Henry VIII). © Matthias Baus