Eric Ferring (Lurcanio) et Tamara Benjesevic (Dalinda). © Agathe Poupeney/OnP

Triomphale réapparition d’Ariodante de Haendel au Palais Garnier où Robert Carsen, Harry Bicket et son English Concert, et des solistes exceptionnels assurent le succès d’une soirée délicieuse.

Haendel ne fait vraiment pas partie des fondamentaux à l’Opéra national de Paris. On sait bien que si quelques rares oratorios du caro sassone survécurent tout au long du XIXe siècle, outre-Manche et outre-Rhin, l’ensemble de son œuvre lyrique disparut du paysage pour près d’un siècle et demi après son décès en 1759. Et qu’il fallut attendre le travail passionné d’Oskar Hagen après la Première Guerre mondiale pour que se mette en place une Renaissance Haendel dans les années 1920-1930 à Göttingen, Berlin, Halle, Stuttgart, Zurich, en allemand toujours, et selon des canons bien peu baroques. Naquirent ensuite une école de chant ouverte à l’esprit baroque et un label discographique dévoué (Westminster) dès les années 1950, tandis que quelques voix d’exception, à commencer par celle de Joan Sutherland, firent la décennie suivante que ce grand Œuvre réinvestisse lentement les scènes du demi XXe siècle finissant.

L’Opéra de Paris ne fut assurément pas pionnier en la matière : six ouvrages se sont inscrits à son répertoire sur les 42 au catalogue – sans compter les oratorios, presque aussi nombreux. Et c’est même le Théâtre des Champs-Elysées qui ouvrit le bal avec Ariodante en 1985. L’Opéra Garnier suivit avec Giulio Cesare en 1986 et Theodora en concert l’année suivante à l’Opéra-Comique, à nouveau seconde scène de la RTLN. Renaissance première due par trois fois à l’obstination de Jean-Claude Malgoire. William Christie suivrait avec Alcina en 1998 (avec pour complice Robert Carsen), un succès non démenti (quatre reprises) jusqu’à hier, Hercules en 2004 et Jephta en 2018 puisqu’il est devenu courant de mettre en scène les oratorios. Autant de soirées d’exception, pour racheter l’indifférence ancienne et la parcimonie contemporaine. On attend encore Agrippina, Rinaldo, Serse, Theodora et tant d’autres, heureusement présentés au TCE entretemps.

Ariodante intégrait le répertoire de la maison en 2001 sous la baguette de Marc Minkowski dans une mise en scène de Jorge Lavelli, jamais reprise. Et voici qu’Alexander Neef fait appel pour cette seconde production à un chef et à un orchestre jamais entendus ici, Harry Bicket et son English Concert ainsi qu’à Robert Carsen, fort de son Alcina historique. Et c’est pari gagnant sur toute la ligne.

Rendons d’abord grâce au metteur en scène canadien, qui sait si parfaitement animer les marbres des arias et des récitatifs et éliminer tout statisme visuel par une invention complice de chaque instant, qui vivifie ainsi l’action, tirée à grands traits de l’Arioste, grâce à un humour qualité british, c’est-à-dire distancié mais imparable. Il retrouve dans cette histoire de trahison médiévale, à la cour d’Ecosse, toutes les péripéties et les standards de l’actualité des Royals d’aujourd’hui – en particulier en ces temps de couronnement de Charles III. On s’amuse de ces personnages en kilts, de ce pique-nique façon Glyndebourne, réunissant les promis, présentés à la presse avec discours royal, micros et paparazzi, de Ginevra qui évoque Kate Middleton par ses tenues, de Lurcanio, le frère d’Ariodante, sosie délibéré du Prince Harry, parce que second rôle lui aussi mais fidèle à la fratrie. On sourit à voir évoquées les résidences royales d’Ecosse, chambre princière tendue de tissu vert et bleu, bureau royal, salle de réception avec grand bal (inscrit entre tradition et modernité par Nicolas Paul) et force domesticité parfaitement menée, Carsen assisté de Luis F. Carvalho réinventant en un habile et chic décor unique de boîte en perspective à variation de fonds, l’idée même de Balmoral, résidence royale si médiatisée aujourd’hui. Cela fonctionne à la perfection, créant un double niveau de lecture réussi entre les héros si prévisibles de l’action originale et leurs doubles d’aujourd’hui, pas si différents de comportements, mais qui n’apparaissent jamais conventionnels dans le drame politico-amoureux, sauvant ainsi le déroulé visuel du risque toujours possible d’un statisme théâtral façon écrin figé d’une fête seulement musicale. Ici, la fantaisie règne jusqu’au bout. Comment résister, au lieto fine imposé du final, aux couples enfin réunis se transformant en jeunes gens libérés des contraintes du pouvoir, valises à la main, pour quelque voyage au soleil, avant qu’on retrouve nos vrais Royals statufiés chez Mme Tussaud, avec cohorte de touristes sans gêne et selfies obligés. Hilarant !

La joie, on la doit tout autant à une équipe vocale particulièrement heureuse où chacun se plie avec un plaisir sensible au jeu du théâtre vif alla Carsen. Au premier plan, s’impose Emily d’Angelo, ébouriffante : longiligne, androgyne à souhait, physiquement et vocalement, elle incarne un Ariodante romantique (il peint des cerfs qui se plaisent à poser dans une Arcadie très organisée) plus que guerrier farouche, qui ne cède à l’excès face à la trahison qu’avec une élégance et une tenue formidables. Ses arias sont superbes, à commencer par un « Scherza, infida » d’anthologie, suspendant la salle à ses splendeurs comme il se doit. Maîtrise de la ligne, du souffle, beauté du timbre, des colorations, l’incarnation vocale est de premier ordre et le personnage si bien dessiné qu’il en devient attachant et non ostentatoire.

Pas moins exceptionnelles, les deux héroïnes, la pure et la séduite. Olga Kulchynska incarne Ginevra. La soprano ukrainienne, aussi prenante dans le bonheur que dans le désespoir, affiche la tendresse et la chaleur d’un timbre délicat et rond tout à la fois, aux aigus souples ravissants, parfaits pour la vocalisation exigeante du rôle. Et s’avère excellente actrice, comme Dalinda, sa suivante ambitieuse et bernée, incarnée par la serbe Tamara Banjesevic, timbre pas moins frais que celui de sa maîtresse et art du chant fort séduisant et tout aussi brillant. Et sensualité à revendre. Le méchant Polinesso c’est Christophe Dumaux, comme toujours exceptionnel de virtuosité, de théâtre, et ici visiblement heureux de jouer le traître machiavélique, séducteur et cynique. Contraste, le Lurcano si positif d’Eric Ferring n’est pas en reste en ténor lumineux amoureux transi, vaillant et amical, en un mot parfait.

Quant au roi d’Ecosse de Matthew Brook, s’il n’a pas de graves abyssaux, il compose un personnage bonhomme et explosif d’un chant très égal, tandis qu’Enrico Casari joue sans faiblesse les utilités en Odoardo. Les chœurs maison sont excellents et s’amusent comme les autres à leurs incarnations d’une gentry un rien folklorique.

Reste la fosse, où apparaît pour la première fois l’English Concert, l’orchestre baroque créé en 1972 par Trevor Pinnock et dirigé par Harry Bicket, son actuel patron. Lecture raffinée et battue tranquille, étales, comme britannique d’esprit, chic et flegmatique, tout au long du premier acte, sans les contrastes d’un Minkowski, son speed, son allant irrésistible, qu’on a comme référence. L’éveil au drame s’installe à l’acte II, aux enjeux plus dramatiques et variés : de quoi porter les désespoirs (« Scherza, infida », « Il mio crudel martoro » de Ginevra) avec une forme de délicatesse compassionnelle qui participe à leur éblouissement. L’acte III s’impose sans peine.

Soirée d’art total dont on ne peut qu’espérer une reprise rapide, pour ceux que deux soirées de grèves auront privé de ce plaisir, et pour ceux qui n’auront pu y accéder, Garnier jouant à guichets fermés, chose rare aujourd’hui dans le monde lyrique.

Pierre Flinois  


© Agathe Poupeney/OnP