Vannina Santoni (Iphigénie). © Marc Ginot

Après sa Tosca inspirée par le film de Pasolini, Salo où les 120 journées de Sodome, la saison dernière, cette Iphigénie en Tauride de Rafael R. Villalobos était attendue avec une certaine curiosité. Allait-il, comme il l’avait laissé entendre, la placer dans le contexte du conflit ukrainien au prétexte que la Tauride où est exilée Iphigénie, rescapée de son sacrifice et devenue prêtresse de Diane, n’est autre que l’actuelle Crimée ? La guerre, certes, est présente dans sa mise en scène. Dès l’ouverture, un bombardement détruit le plafond du théâtre où le metteur en scène a situé toute l’action et dont le lustre gît, tout allumé, sur les gradins, rappelant le drame de Marioupol. Bien sûr, Oreste et Pylade, blessés, apparaissent en battle-dress et en marcel et les Scythes sont des soldats brutaux dont le chef, Thoas, violente de la façon la plus ignoble une des compagnes d’Iphigénie au premier acte. Mais à part le combat confus qui conduit à la délivrance de l’héroïne et le revolver remplaçant le couteau dans le scène du sacrifice (ce qui suscite une certaine hilarité malvenue dans le public), là s’arrête toute allusion précise à l’actualité dans cette vision « modernisée » que caractérise surtout l’omniprésence du théâtre. 

Voulant remettre en perspective l’argument du livret, le metteur en scène cite à comparaître en arrière-plan la tragédie antique à travers Euripide et Sophocle, évoquant l’histoire des Atrides dans deux scènes, la fin de l’Iphigénie en Aulide du premier, en guise de prologue, et l’Electre du second, dans une scène de repas familial où Clytemnestre empoisonne Agamemnon et se justifie devant ses trois enfants par le sacrifice d’Iphigénie, tout cela dans une chronologie pour le moins bousculée qui ne concourt guère à éclairer les enjeux du livret pour un public non averti. Il faut bien l’avouer, si les idées ne manquent pas, l'ensemble peine à trouver une ligne directrice et cette vision assez confuse paraît souvent assez convenue malgré de belles images, et surtout, peine paradoxalement à faire vivre l’opéra de Gluck.

Du coup, c’est surtout sur l’aspect musical et la performance des chanteurs que se concentre l’attention et avouons-le, ici aussi nos attentes ne sont pas pleinement comblées. Dans la fosse, Pierre Dumoussaud opte pour une lecture très influencée dans ses tempi par l’école baroque, avec un orchestre traditionnel mêlé à quelques instruments d'époque. Sa direction ne parvient à trouver une véritable homogénéité agogique qu'à partir du deuxième acte pour, à partir de là, convaincre de bout en bout. Dans le rôle-titre, Vannina Santoni, remarquablement engagée, donne un beau relief à son personnage dans les longues plages de récitatif orchestré mais paraît assez légère face à l’ampleur des grands airs qui réclamerait sans doute une voix plus large et un soutien plus sûr dans le médium. Sa composition touchante ne prend sa pleine dimension que dans les deux derniers actes. Piégé sans doute par le caractère « expressionniste » de la mise en scène, Jean-Sébastien Bou, réduit à se traîner au sol ou à boiter lamentablement, donne d’Oreste une interprétation quasi « vériste », bien peu musicale, où il semble souvent parler son rôle plus qu’il ne le chante, ce qui est d’autant plus regrettable qu’il possède tout à fait les moyens du rôle. Par contraste, son partenaire Valentin Thill en Pylade paraît d'un raffinement de tous les instants, donnant beaucoup de relief à ses airs avec une voix de ténor lyrique très centrale, à l’aigu un peu serré. Son air du deuxième acte, « Unis dès la plus tendre enfance », chanté avec de subtiles nuances et une grande sensibilité, est un des rares moments émouvants d’une production quelque peu extérieure. Le Thoas d’Armando Noguera se cantonne dans un chant stentorien et débraillé parfaitement hors style, ce qui est dommage vu la qualité de sa voix. Des chœurs remarquablement préparés, des seconds rôles de bonne tenue dont on distinguera l’excellente Diane de Louise Foor, qui incarne également la première prêtresse, complètent un plateau qui sans doute, au-delà de cette première représentation, peut encore mûrir et s'affirmer. La production elle-même, montée semble-t-il dans une certaine urgence, trouvera peut-être à se bonifier lors de ses reprises à l'Opéra-ballet des Flandres et au Théâtre de la Maestranza de Séville dont les dates restent encore à fixer.

Alfred Caron


© Marc Ginot