Emeline Bayart (Félicie). © Marie Pétry
 
Après l’Opéra de Tours en décembre dernier et en collaboration avec Bru Zane France, l’Athénée présente Ô mon bel inconnu, un bijou signé Reynaldo Hahn et Sacha Guitry, créé aux Bouffes-Parisiens le 5 octobre 1933 – avec, dans la distribution, la toute jeune Simone Simon et une Arletty pas encore rendue célèbre par le cinéma dans le rôle facétieux de la bonne Félicie ; un délice qui, comme trop d’opérettes, reste bien négligé aujourd’hui, alors qu’il s’agit en fait d’une des premières et meilleures comédies musicales du répertoire d’entre-deux guerres.
 
Face à de trop rares passages scéniques récents (Tours déjà en 2000, Rennes en 2008, Paris – Orsay en 2009, Favart en 2011), le seul moyen d’accéder à l’œuvre du divin Reynaldo restait depuis longtemps le disque, qui ne proposait que quelques extraits anciens et une intégrale radio indisponible aujourd’hui. Heureusement, grâce au Palazzetto Bru Zane, un délicieux enregistrement de 2019 sert désormais de référence. Et fait qu’on a souvent dans la tête la délicieuse mélodie du trio Ô mon bel inconnu, ou l’entrainant « Partons » qui clôt l’acte II, les délicates arias d’Antoinette et de sa fille, comme « Est-c’qu’il est mal ? »
 
Si on s’est habitué à l’écoute musicale en continu, la scène permet de la confronter à la partie purement théâtrale du texte de Guitry, brillant, drôle souvent, plein de ces réparties vives, de ces jeux de mots pleins de punch, de ces tournures typiques de son art de dire, mais aussi quelque peu bavard. Et surtout long, plus long que le temps proprement musical. Ce déséquilibre va peser sur toute une partie du spectacle, qui mettra tout l’acte I à trouver son rythme. C’est qu’il manque un ton, années trente, façon Guitry, qui redonnerait leur sel à ces mots qui souvent paraissent trop sagement dits ici. Quelques coupes complémentaires n’auraient pas alors été de trop pour resserrer la comédie, qui tourne longtemps un peu en rond malgré l’habileté de la mise en scène d’Emeline Bayart, qui assure aussi, avec gouaille et succès, le rôle de Félicie, le plus déjanté de la pièce.
 
Les huit personnages sont heureusement bien caractérisés pour camper l’improbable quiproquo qui voit Prosper Aubertin, chapelier parisien qui s’ennuie dans son ménage, passer une annonce pour trouver une maîtresse et recevoir, parmi les 131 réponses, celles de sa femme, de sa fille et de sa bonne !
 
Cela pourrait tourner mal, façon vériste, mais ce n’est plus l’époque et cela finira, sourire et morale sauvegardés, dans une belle villa de Saint-Jean de Luz, décor lumineux à deux étages d’Anne-Sophie Grac, qui respire après l’appartement boutique plus concentrationnaire, mais très habilement exploité : la bonne découvre l’amour avec M. Victor, le propriétaire des lieux, qui a tout « ce qu’il faut pour être heureux », Marie-Anne, la fille, épouse ce Claude qui la courtise depuis l’acte I, opportunément transformé par le papa, conscient d’avoir lancé une machine infernale, en ce « bel inconnu » qu’on ne connaît que par ses lettres à lui et Antoinette – dont l’admirateur élastique et acheteur de chapeaux pour justifier sa présence répétée à la boutique, disparaît au troisième acte pour interpréter un M. Victor bedonnant et chauve – retrouve l’amour et la complicité de son époux, tandis que le confident muet de la famille, Hilarion Lallumette, découvre qu’il peut s’exprimer en chantant.
 
On eut aimé retrouver dans la fosse avec l’Orchestre des Frivolités parisiennes tout le pimpant de leur récent triomphe ici-même dans Coups de roulis. Samuel Jean, qui connaît pourtant parfaitement tous les détours de la partition, pour avoir dirigé avec raffinement et malice l’enregistrement mentionné plus haut, aura beau faire, cela grince, rappe, cahote un peu trop souvent, en particulier au niveau des cordes, bien maigres.
 
La distribution convainc plus et assure parfaitement sa part vocale : Marc Labonnette, très loin de Golaud ou du Soulier de Satin, mais n’oubliant pas son Leporello, est un Prosper multi-facettes, Clémence Tilquin une fort élégante épouse tentée par l’aventure, qui distille ses airs avec bonheur et poésie, Sheva Tehoval une charmante fille aux aigus sonores, Victor Sicard un élégant et serein Claude et Jean-François Novelli compose ses deux incarnations avec tout le bonheur qu’offre un timbre de ténor léger bien maîtrisé…
 
Alors, des défauts certes, mais on a passé une soirée à rire et sourire et à retrouver la joie d’une musique délicieuse, et d’une verve certainement pas démodée.

Pierre Flinois

Marc Labonnette (Prosper) et Sheva Tehoval (Marie-Anne). © Marie Pétry