Dshamilja Kaiser (Brangäne). © OBV/Annemie Augustijns

Depuis dix ans que nous le fréquentons, nous n'avions jamais entendu de huées à l’Opera Ballet Vlaanderen dont le public est généralement ouvert à toutes les expériences, même les plus audacieuses. Pourtant la énième apparition d’un corps féminin dénudé au début du troisième acte de la nouvelle production de Tristan et Isolde a fini par excéder la patience de certains spectateurs et a même suscité quelques départs intempestifs. 
 
Cinéaste d’avant-garde, artiste pluriel, Philippe Grandrieux, qui assume l'ensemble des éléments qui composent le spectacle (à l'exception des costumes d'An D'Huys) a basé sa mise en scène sur un flux continu d’images, projeté sur un écran noir qui occupe toute l’ouverture de scène et derrière lequel n’apparaissent qu’en transparence et à peine identifiables des solistes aux mouvements rares et peu significatifs. Ainsi est-il bien difficile de comprendre que Melot blesse Tristan à l’issue du combat non représenté du deuxième acte ou que les personnages tombent un à un au sol au final (y compris le roi Marke), sans autre forme de procès, parce qu’ils se sont entretués. 
 
Il ne s’agit pas, comme dans le cas de Bill Viola, de créer un contrepoint visuel au propos de l’opéra par une illustration plus ou moins libre du livret mais d’immerger totalement le spectateur dans un univers hypnotique tel que le voit l’artiste et, à cette fin, les surtitres ont également été bannis.
 
Le concept tourne essentiellement autour du personnage d’Isolde et de son corps qui est décliné de façon obsessionnelle et assez crue, à travers des images de femmes nues se caressant ou s’entremêlant pour former d’étranges « décors » abstraits. Le premier acte est dominé par le cri, donnant à voir la révolte de l’héroïne et son déchirement, hurlant silencieusement jusqu’au malaise ; le second par l’idée du désir dans une vision à la limite de l’hystérie que renforce l’agitation fébrile d'un corps démultiplié à travers les images stroboscopiques ; le dernier, consacré à l’attente de Tristan, ramène ce corps comme une espèce d’icône gigantesque, flottant telle une sainte caravagesque et englobant toute la scène, pour finir par se fondre dans une mer abstraite assez comparable au tissu dans lequel baignent les célèbres amants de Klimt. 
 
Si l’on met un peu de temps à entrer dans cet univers « fantasmatique » et quelque peu dérangeant, on finit par être séduit par la créativité et la virtuosité de cette vision perfusée de références picturales comme ce jeu sur le tapis de fleurs sauvages au début de l’acte II qui fait penser au « Jardin de Freia » d’Anselm Kieffer, même si certains moments, tel le monologue de Marke, trouvent l’artiste un peu à court, n’était l’idée de l’ombre d’une main censée symboliser la trahison et la mort. 
 
Quelque peu sacrifiée au plan théâtral, la distribution n’a que la voix et le chant pour exister. Si Carla Filipcic Holm paraît un peu tendue dans les imprécations d'Isolde au premier acte – mais c’est aussi la tonalité de son monologue – et difficile à distinguer en termes de couleur de la splendide Brangäne sopranisante de Dshamilja Kaiser, elle se révèle d’une subtile délicatesse dans le duo du deuxième, arrivant toutefois quelque peu fatiguée au Liebestod auquel elle ne donne pas toute son ampleur. Le Tristan de Samuel Sakker, solide et vaillant, est capable aussi de belles nuances, mais il manque un peu de fièvre dans sa longue plainte du troisième acte. Richement timbré, le Roi Marke d’Albert Dohmen reste toujours assez monolithique et ne fait guère entendre la souffrance du personnage face à la trahison de Tristan. Brillant et d’une grande juvénilité, le Kurwenal de Vincenzo Neri n’a peut-être pas toute l’humanité pathétique que pouvaient lui donner les grands interprètes du passé mais son incarnation peut encore mûrir. Dans la fosse, l’orchestre symphonique de l’Opéra ballet des Flandres répond au doigt et à l’œil à la lecture engagée et vivante d’Alejo Pérez. Le tempo très rapide entraîne un rien de confusion au début du deuxième acte où il semble s’emballer dans le double discours de la chasse et de l’attente d’Isolde. Curieusement, dans un ensemble plutôt homogène surnagent par moments quelques instruments, telle cette clarinette basse qui nasille désagréablement au dessus de l’orchestre pendant la première partie. La fameuse trompette à pavillon de bois créée spécialement pour la production ne nous a pas semblé modifier considérablement la sonorité des appels du berger à l’arrivée d’Isolde. Au rideau, malgré les protestations du troisième acte, apparemment vite oubliées, la distribution et le chef se taillent un beau succès entièrement mérité pour une soirée dont on sort quelque peu étourdi.

Alfred Caron

À lire : notre édition de Tristan et Isolde/L'Avant-Scène Opéra n°332
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Carla Filipcic Holm (Isolde). © OBV/Annemie Augustijns